Une nationalisation à l’américaine

La chose qui m’a semblé la plus intéressante dans le Wall Street Journal d’aujourd’hui – et croyez–moi, ce ne sont pas les candidats qui manquent – c’est une annonce en pleine page : « To : Mr. Ben Bernanke. Please don’t put garbage in the Federal Reserve » : « Mr. Bernanke – le président de la banque centrale américaine – S’il–vous–plaît, n’engrangez pas d’ordures dans la Federal Reserve Bank ». Le texte est une petite merveille d’explication technique sur la manière dont fonctionnent les Residential Mortgage–Backed Securities (titres adossés à des prêts hypothécaires résidentiels) et rédiger un texte de cette nature n’est donc pas à la portée du vulgum pecus.

Cette annonce constitue une attaque en règle, très intelligente d’ailleurs, contre la nationalisation déguisée de Bear Stearns, autrefois la cinquième banque d’affaires de Wall Street, spécialisée dans les Residential Mortgage–Backed Securities, officiellement vendue dimanche à la banque commerciale JP Morgan Chase mais avec en arrière–plan, un rachat – lui aussi déguisé – de son portefeuille de RMBS par la Federal Reserve, à concurrence de 30 milliards de dollars (1). Dans sa partie rédactionnelle, le Wall Street Journal d’aujourd’hui explique que sans ce coup de pouce de la Fed, JP Morgan n’aurait pas été partant… et il fallait faire vite dimanche après–midi avant l’ouverture dans la soirée de la bourse de Tokyo entamant sa session de lundi.

Mr. Gordon Brown, le Premier Ministre britannique, a nationalisé Northern Rock (2) et il a répété hier que son gouvernement n’hésiterait pas à ré–intervenir de manière similaire si la chose s’avérait nécessaire. Aux États–Unis, on ne nationalise pas d’un cœur aussi léger et la formule adoptée pour Bear Stearns : 236 millions de la poche de JP Morgan et 30 milliards de la poche du contribuable, permet de sauver la face puisqu’au niveau des apparences du moins, la solution reste confinée au sein du secteur privé.

L’astuce consistait à dire que Bear Stearns mettait en gage un portefeuille de Residential Mortgage–Backed Securities qui « manquait simplement de liquidité » et qu’il ne s’agissait donc pas d’un rachat mais seulement d’un prêt dont le collatéral serait saisi et revendu en cas de pépin, sans qu’aucun risque n’existe par conséquent pour le contribuable de voir disparaître en fumée les 30 milliards de dollars avancés. L’annonce dans le Wall Street Journal met elle les pieds dans le plat : le collatéral en question ne vaut pas tripette affirme–t–elle et le message, dont chaque lettre mesure un bon demi–centimètre, ne risque pas de passer inaperçu.

J’ai cherché à savoir qui a placé l’annonce et n’ai encore rien trouvé. Plusieurs suspects possibles : l’extrême–droite libertarienne américaine, proche du Cato Institute, et voulant dénoncer une nationalisation déguisée ? C’est possible : cette tendance ne représente rien dans l’opinion, comme le confirme la campagne confidentielle de son candidat présidentiel, Ron Paul, mais elle est puissante dans le milieu financier : les pages éditoriales du même Wall Street Journal sont entre ses mains. Cela dit, on est en Amérique et je soupçonne plutôt derrière l’annonce l’un de ces fonds d’investissement spéculatifs ayant parié à la baisse sur le marché des RMBS et qui voient d’un mauvais œil le gouvernement les accepter comme collatéral d’un prêt. L’annonce le dit : même à 60 cents du dollar, les RMBS de notation « AAA » ne trouvent plus preneur. Alors à quoi pense le gouvernement en agissant comme si elles valaient encore quelque chose ?

Ah ! j’oubliais : la Fed a réduit son taux directeur de ¾ de point. La bourse de New York ne se sentit plus de joie et grimpa de 3,51 %. Tout va bien !

PS : l’auteur de l’annonce est Andy Beal (merci Philippe Barbrel), un banquier excentrique, grand joueur de poker, qui tenta autrefois de mettre sur pied une compagnie privée de placement sur orbite de charges lourdes. Quant à la « conjecture de Beal » dotée d’un prix de 100.000 dollars, c’est une généralisation du théorème de Fermat. Mais c’est bon sang bien sûr : un polymathe ! J’aurais dû y penser !

(1) Comme je vous le rapportais aussitôt dans Echappé belle !
(2) Comme je l’ai expliqué dans Northern Rock : le retour de l’Etat.

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6 réponses à “Une nationalisation à l’américaine”

  1. Avatar de guillaume
    guillaume

    Merci Paul, encore un article fort intéressant, pour l’info ainsi que pour l’analyse. Une petite remarque toutefois :

    « cette tendance ne représente rien dans l’opinion, comme le confirme la campagne confidentielle de son candidat présidentiel, Ron Paul »

    Cela me semble vrai en ce qui concerne le traitement médiatique de sa campagne, en France il n’a été évoqué qu’à l’occasion de son abandon. Cela étant, Ron Paul est devenu un champion surprise dans la collecte des fonds de campagne pour la présidentielle américaine, récoltant 20 millions de dollars au cours des trois derniers mois de 2007 (engrangeant en novembre dernier plus de 4 millions en à peine 24 heures).

    Ce pactole a été récolté essentiellement sur la toile, sur laquelle le candidat bénéficie d’une grande popularité.

  2. Avatar de Paul Jorion

    Oui, Ron Paul est un personnage haut en couleurs : violemment opposé au droit à l’avortement, opposé au contrôle des armes à feu, en faveur du retrait des Etats-Unis de l’ONU et de l’OTAN. Il s’est opposé à l’invasion de l’Irak mais est favorable à la présence américaine en Afghanistan. Son opposition à la Federal Reserve participe de sa conception de l’« Etat veilleur de nuit », tout comme son opposition d’ailleurs à l’impôt sur le revenu : il est, au sein du parti républicain, l’« anarchiste de droite » dans toute sa splendeur.

    Ceci dit, il a en effet des partisans extatiques parmi les jeunes. Le seul réel enthousiasme que j’aie pu constater parmi les jeunes dans la campagne présidentielle américaine est équitablement réparti entre Obama et Paul.

  3. Avatar de ikbal12
    ikbal12

    Bonjour,
    je souhaite poser quelques questions :

    pourquoi les sociétés d’investissement qui ont émis des produits de titrisation ne communiquent pas la quantité et la qualité (quelle est la nature des titres à l’intéreur des tranches ; la qualité des tranches ; à quelle hauteur y a-t-il des prêts hypothéquaires américains ou espagnols ou tout autres produits à risque) des produits de titrisation ?

    Les agences de notation sont-elles encore crédibles ?

    A terme doit-on séparer les banques de détail et les banques de financement et d’investissement ?

    Il est avéré que les risks managers (1er niveau de contrôle) de la socgen savaient que Mr Kerviel avait dépassé les limites d’engagement sur les nominaux engagés, existe-t-il alors une indépendance des déontologues (troisiéme niveau) et du contrôle interne (second niveau) vis-à-vis des opérationnels ?

    J’ai personnellement contrôlé des sociétés de gestion et des brokers sur la place de Paris et je peux vous l’affirmer que les contrôleurs internes et les déontologues ont les pieds et mains liés par la direction financière.

    Merci de me répondre.

    Cordialement

    Ikbal12

  4. Avatar de Gaillard Michel

    Merci pour l’article Paul. Il ramène à cette vieille phrase de Gore Vidal. Usa : libéralisme pour les employés, socialisme pour les patrons. Ils vont dans le mur certes, mais le mur recule… emplâtre sur jambe de bois, etc… Peut-être que l’ère Bush – et l’Amérique – auront touché le fond avec cette réaction suite à la crise des subprimes. Vivra verra. Keep on doing the good job. Bien a vous. Gaillard 1

  5. Avatar de Bernard
    Bernard

    Bonjour,

    Ce calcul, s’il est validé, me paraît éclairant de la schizophrénie de l’économie néolibérale, qui a toujours la même politique de privatiser les profits et de mutualiser les pertes!

    J’ai fait un rêve, GW Bush, désoeuvré, s’est mis à la lecture…

    Il a lu le livre de Hannah Arendt « La condition de l’homme moderne » qu’il avait dans son placard depuis exactement 50 ans.

    Il a reçu une autre « illumination », comparable à celle qui l’a sauvé de l’alcool.

    Il a prêté le livre à ses amis Nicolas, Angela, Vladimir, Hu, etc..

    Il a cherché si l’économie, comme la thermodynamique, n’avait pas besoin, non d’une constitution, mais d’un second principe…

    Et lancé une campagne pour faire élire son collègue Amish de « skull and bones »….

    Bernard.

  6. Avatar de jlm

    Et l’immeuble de Bear Stearns à Wall Street , qui en sera en définitive propriétaire? JP Morgan, ou la la FED ( il est possible que se soit un peu la même chose, mais il doit y avoir des nuances ) ?

    cf: OWNERSHIP OF THE FEDERAL RESERVE

    http://land.netonecom.net/tlp/ref/federal_reserve.shtml

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