La prime à la Vertu, par Zébu

Billet invité.

Dans son récent billet, « Déconstruction aristotélicienne de la malhonnêteté financière par la reconstitution de la démocratie », Pierre Sarton du Jonchay pose les bases d’une analyse de la fabrique des taux d’intérêt mais aussi de la manière qu’il conviendrait de les déconstruire pour mieux les reconstruire.

Ainsi, il met en exergue le fait que les banques privées (mais on pourrait y adjoindre les quelques rares spécimens de banques publiques) ont la primauté sur la monnaie émise par les banques centrales et qu’elles seules définissent les conditions de fabrique de la prime de crédit, soit de l’évaluation du risque que la contrepartie (l’emprunteur) pose à la banque, en sus de la marge brute que la dite banque définit pour les services qu’elle apporte à la gestion du dit crédit (ses frais de fonctionnement, sa marge nette, etc.).

De cette privatisation du crédit par des banques qui captent le signe monétaire émis par les banques centrales, il résulte que la formation du prix du crédit (le taux d’intérêt, et plus spécifiquement la prime de crédit : risque de dédit, risque de non remboursement, risque, aussi, de convertibilité monétaire entre monnaies mais aussi de conversion d’une monnaie en une autre comme pour l’euro durant certains ‘épisodes’) est :

– au profit exclusif de ces banques qui monopolisent ce processus financier comme les seigneurs féodaux monopolisaient par exemple le droit de faire moudre les grains à leur moulin et en tirait des revenus (banalités),

– réalisée hors de tout statut social réciproque puisque le prix du crédit n’est plus la résultante du rapport de force social entre une banque et un emprunteur mais bien un rapport de force unilatéral entre celui qui détient le monopole d’un bien ou service et celui qui souhaite y accéder.

Cette privatisation et ce monopole de la force de l’intérêt mettent les banques hors de la réciprocité, lesquelles banques ne sont plus concernées par la question de l’accès à la monnaie, lequel leur est réservé : pourquoi devraient-elles alors intégrer dans la formation de la prime de crédit une telle réciprocité face aux emprunteurs ?

Tant pour affirmer la nécessaire réciprocité dans la formation des prix que pour casser ce monopole, Pierre propose donc une petite évolution qui n’a l’air de rien mais qui subvertirait bon nombre de mécanismes capitalistiques, à commencer par ceux liés à la concentration de la richesse, laquelle se forme et se déploie grâce à l’intérêt perçu pour le crédit, grâce à la prime de crédit, grâce à l’évaluation, unilatérale, du risque que seul l’emprunteur pose au créditeur. Car dans une relation réciproque, il est bien évident qu’une des deux parties ne peut être monopolistique et doit se soumettre elle aussi à l’évaluation du risque qu’elle pose à sa contrepartie : en l’occurrence, concernant la banque, le risque que les agissements de cette banque posent à l’emprunteur et plus largement, de manière systémique, à tout emprunteur.

Le renversement d’une tel système serait comme le propose Pierre de poser le principe de l’égalité d’accès de tous au crédit et le droit de tous à pouvoir s’insérer dans un rapport de force social réciproque qui lui permette à la fois de participer réellement à la formation de la prime de crédit mais aussi que cette prime puisse être évaluée collectivement sur un marché de cotation des primes de crédit.

Plus largement, dans un système politique réellement démocratique, c’est bien l’évaluation démocratique de cette prime à l’aune des principes démocratiques qui permet de connaître le juste prix du crédit et de son accès pour chacun et pour tous. Ainsi, s’il apparaît que l’emprunteur ou le créditeur ne respectent pas ces principes par-delà l’évaluation réciproque des risques que chacun fait porter à l’autre, la prime de crédit augmentera, alors qu’à l’inverse celle-ci diminuera : moins de respect du droit du travail, par exemple, pourrait bien finir par nuire à l’entreprise qui désirerait emprunter sur de tels marchés du ‘crédit démocratique’ …

Cette égalité d’accès au crédit n’a rien à voir avec l’égalité de pouvoir de création de la monnaie, laquelle continue toujours à ne relever que des banques centrales. Il n’est donc nul besoin de se pencher de nouveau sur le pouvoir ‘exorbitant’ des banques de ‘création monétaire’, pouvoir qu’elles n’ont pas, ni même sur la nécessité de multiplier les monnaies jusqu’à l’infini pour garantir ce droit d’accès au crédit et donc à la monnaie : il suffit juste d’en finir avec le monopole bancaire sur cet accès et de définir en alternative un fonctionnement qui permette à chacun cette ‘diagonalisation’ fondée sur la réciprocité entre les différentes parties, celle n’ayant pas accès au capital et celle le détenant.

Îœais pour ce faire, encore faudrait-il que les banques acceptent de s’auto-dessaisir de leur monopole, ce dont on n’a pas encore vu le moindre début de preuve d’existence, à fortiori pendant cette crise …

Il semblerait donc, en dehors d’une nationalisation ou d’une socialisation du crédit que le pouvoir politique se répugne à effectuer (sauf, bien entendu, en cas de grande débandade financière, afin de ‘sauvegarder les intérêts des déposants’), que seule la force puisse être de quelques utilité, à moins d’attendre le prochain conflit mondial et d’être assuré d’en sortir : le rapport de force social, bien évidemment.

Les citoyens pourront donc faire pression sur leurs représentants élus afin que le pouvoir politique puisse enfin remédier à cet insoutenable monopole de la violence financière dont font preuve les banques en s’arrogeant le pouvoir de définir le crédit (à leur profit) quand ce dernier devrait revenir aux mains des citoyens. Mais, encore faudrait-il à la fois que les citoyens puissent cesser de croire aux balivernes que l’on diffuse sur la création monétaire bancaire et se saisir des véritables mécanismes du crédit et à la fois qu’une partie de nos représentants élus cessent de batifoler dans les antichambres bancaires quand ils n’en font pas pour certains leur lit. A ce compte là, les banques ont encore de beaux crédits devant eux …

Assurément, il y aurait bien moyen d’imposer une ‘démocratisation’ du crédit mais cela impliquerait néanmoins plusieurs éléments.

En premier lieu, il faudrait que les citoyens épargnants prennent conscience que leurs dépôts font les crédits et que c’est en échange d’une promesse de dette des banques que celles-ci en ont pris la possession.

Si l’on souhaite donc faire cesser ce monopole, il est donc nécessaire de commencer par faire en sorte d’exiger que les dits dépôts puissent donner lieu à un pouvoir de décision sur les politiques de crédit des banques que les déposants n’ont pas mais que les actionnaires des mêmes banques ont par contre.

La chose la plus simple serait donc tout bonnement que les dits épargnants citoyens s’en viennent à créer une structure ad hoc où la politique du crédit n’appartiendrait plus à la banque, même coopérative, mais bien aux déposants. Car force est de constater qu’y compris les coopératives de crédit, ce sont bien les conseils d’administration et les conseils de surveillance qui définissent ces mêmes politiques.

Une structure ad hoc donc, où donc, de par ses statuts, les membres du Conseil d’Administration seraient élus parmi les sociétaires et non nommés par un Conseil de Surveillance, lui même auto-constitué pour contrôler le Conseil d’Administration.

Une structure où les sociétaires pourraient voter régulièrement sur les politiques de crédit de leur banque, disons tous les trimestres, et même définir pour chacun et dans une proportion que les sociétaires définiraient démocratiquement directement, en proposant des primes de crédit aux emprunteurs qui en feraient la demande non pas à la banque mais aux sociétaires.

Une structure où les conditions démocratiques de formation de la prime de crédit feraient parties intégrantes du processus de définition du crédit, comme pourrait l’être par exemple l’écart entre les revenus, le respect du droit du travail (!), … En quelque sorte, la démocratie et son respect pourrait ‘finir par payer’.

Une structure où la réciprocité serait la règle, obligeant ainsi chaque épargnant définissant une politique de crédit directement ou collectivement un citoyen concerné par l’existence d’une dépendance mutuelle qui ne soit pas uniquement lié au risque de non remboursement mais aussi au fait qu’il pourra, qu’il est ou qu’il a été lui aussi un emprunteur.

Une structure enfin dont l’objet unique serait de garantir la sécurité des déposants et dont la rémunération serait indexée sur l’inflation au plus afin de ne pas générer en retour les effets de l’intérêt sur les prix, une politique de crédit digne de ce nom car réciproque, une socialisation des bénéfices par intégration à 100% dans le capital social non partageable, l’assurance que tout ceci ne servirait pas par des dépôts ou des ‘investissements’ même ‘furtifs’ auprès d’autres organismes bancaires sur le marché du pari financier, pour s’envoyer au paradis fiscal.

En second lieu, il pourrait être pertinent que les dits sociétaires puissent aussi promouvoir une politique de solidarité et de réciprocité active et immédiate, en mettant en œuvre un programme « prime de crédit contre points » pour les épargnants, l’objectif étant de réduire à maxima cette prime de crédit afin que les emprunteurs ne soient pas grevés du poids croissant des intérêts cumulés ou dans l’obligation d’intégrer celui-ci dans les prix de vente, venant à leur tour réduire l’activité économique par la dépression des revenus des dits épargnants, ainsi forcés de retirer leur épargne pourtant citoyenne de la dite structure ad hoc.

Des points qui pourraient alors permettre à leur possesseur de bénéficier de réductions de prix sur les biens et les services, totalement ou partiellement, chacun pouvant y trouver son compte : une réduction du coût pour l’acheteur, une réduction du coût pour l’emprunteur.

Des points qui rendraient tangibles, en dehors de la mise à distance temporelle qu’effectue le remboursement des prêts, la réciprocité entre les différents acteurs.

Des points, enfin, dont la cotation démocratique pourrait définir un prix variable selon le statut social des épargnants : plus l’épargnant aurait une épargne faible et plus le prix de ces points serait proportionnellement élevé, tant il est vrai que moins on a de revenus et moins on a une ‘propension’ à épargner, allez savoir pourquoi …

Des points qui permettraient par une gestion de compensation multilatérale de permettre une utilisation pour d’autres biens et services que pour ceux que l’emprunteur à qui on octroie un crédit, d’éviter qu’à tel ou tel endroit du système un déficit ou un excès de points par trop grand ne vienne à déséquilibrer les processus de crédit, de production et de consommation.

On retrouverait ainsi, par la magie d’une telle structure ad hoc, les points clefs que Paul Jorion a pu mettre en relief tout au long de ses ouvrages, de manière concrète et pratique, quant à l’économie politique qu’il appelle de ses vœux :

  • interdiction de la spéculation,
  • proportion du prix par Aristote appliquée au crédit (prime et statuts sociaux),
  • réduction de l’impact des intérêts cumulés,
  • réciprocité, philia et solidarité,
  • compensation keynésienne,
  • démocratie économique,
  • partage de la richesse produite,
  • compréhension des mécanismes économiques.

Sans oublier non plus internet, puisqu’une telle structure peut fort bien utiliser le réseau pour faciliter la délibération démocratique, le choix individualisé que peut permettre par exemple une plate-forme de crowdfunding (demandes et offres de crédit) s’appuyant sur un établissement de crédit ad hoc, sans oublier la gestion des points par émission de codes informatiques permettant d’utiliser ces points chez des marchands ou même des particuliers de manière traçable.

On dira qu’il faudrait être fou comme épargnant pour vouloir ce que veut le citoyen, qu’aucun déposant n’ira risquer son capital quand celui-ci pourrait bénéficier de rendements financiers plus élevés.

Cette lutte entre le citoyen et le bourgeois semble pourtant toucher à sa fin, pour plusieurs raisons de natures différentes.

Tout d’abord, la question du rendement du capital ne se pose plus dans les mêmes termes depuis la crise pour deux raisons simples : les actifs, quelle que soit leur nature (mobilière ou immobilière), sont appelés à connaître une baisse (qui est en cours) de leur prix et la notion de risque s’est systématisée au-delà du seul placement. Ainsi, la question de la sécurisation du capital devient primordiale quand l’instabilité patente et chronique du système financier ne permet plus de le garantir, depuis notamment la fin des actifs de référence qu’étaient les obligations d’état. Les Chypriotes, qui ont dû essuyer un ‘bail in’, soit un appel des créanciers (donc des déposants) à sauver les banques, s’en souviennent comme si c’était hier.

En second lieu, il est temps qu’émergent des prises de conscience que le calcul du rendement ne peut plus être isolé mais doit être pensé globalement du fait des dépendances mutuelles qu’entretiennent les choses entre elles, comme par exemple le crédit et les prix à la consommation. L’épargnant qui ‘perd’ en rendement financier individuel pourra potentiellement être ‘gagnant’ individuellement sur le prix s’il accepte de définir une prime de crédit réciproque : le prix qu’il paye lors de son achat, le prix qu’il pourrait payer sur des externalités environnementales cachées et futures, le prix du désordre social et la lutte de tous contre tous.

Enfin, loin d’être irréconciliables, le citoyen et le bourgeois peuvent se réconcilier dans l’approfondissement, voir la création d’une démocratie économique lui donnant de nouveaux pouvoirs et de nouveaux droits, en particulier sur le crédit, lui permettant une participation concrète à la transformation du système économique et social : anti-spéculative, démocratique, solidaire.

 

Il n’est écrit nulle part que les droits féodaux et seigneuriaux doivent perdurer, que ce soit au bénéfice des banques ou d’autres par ailleurs, ni que leur abolition même doive donner droit à compensation financière à ceux dont ces droits ont été abolis.

Il n’est écrit non plus nulle part que l’on doive continuer à entretenir ce système féodal par nos propres dépôts …

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