« La vraie Guerre de 14 » et ses banquiers américains… plus ou moins vraisemblables …, par Patrick Osbert

Billet invité.

Comme à mon habitude, j’écoutais, attentivement le podcast de l’émission de Patrick Pesnot, Rendez-vous avec X. Le titre de l’émission du 29 mars était « La vraie Guerre de 14 » et son contenu était présenté de la manière suivante sur le site France Inter.

« Entre les lignes et les tranchées », au Musée des Lettres et Manuscrits à Paris. Du 9 avril au 31 août 2014.

L’année sera tricolore, centenaire de la Grande Guerre oblige… Et déjà les rayons de nos librairies croulent sous le poids des livres consacrés à cette commémoration.

Mais si c’était aussi l’occasion de se débarrasser de quelques idées reçues sur ce premier conflit mondial de l’Histoire ? Ou, à tout le moins, de revenir au plus près de la vérité, quitte à déboulonner quelques prestigieuses statues !

Monsieur X, qui n’aime rien tant que fouiller dans les archives, s’y est essayé́. Comme il avait déjà, il y a plusieurs années, exhumé des documents embarrassants ou troublants lors de la célébration du 90e anniversaire de la bataille de Verdun. Une bataille de 300 jours qui a été selon les spécialistes la première bataille industrielle de l’Histoire et ouÌ€ ont péri 300 000 soldats dans chaque camp. 2 000 chaque jour ! Mais Monsieur X le soulignait alors, ce long affrontement, présenté comme une victoire française et devenu le symbole de la Grande Guerre, ne servira de rien. Les Allemands, initiateurs de l’offensive en février 1916, sont purement et simplement reconduits sur leurs positions initiales en décembre 1916.

Mon interlocuteur mettait aussi en cause les erreurs du commandement, et surtout celles commises par le généralissime, Joseph Joffre. Il y reviendra. Cependant, si Monsieur X a choisi aussi d’évoquer la guerre de 14-18, c’est qu’il a visité́ en avant-première une exposition particulièrement décapante…

Dès le début de l’émission, une mise en appétit par une exposition de documents « particulièrement décapante », et vers la fin, Monsieur X offre, selon lui, la véritable raison de l’intervention des États-Unis d’Amérique : le profit, l’intérêt de l’industrie américaine et plus particulièrement des banques américaines.

En fin d’émission, (à 32 mn 44 s), Monsieur X, le confident de Patrick Pesnot, nous dévoile le contenu d’un document « très peu connu et proprement stupéfiant » : l’interview en mars 1917 d’un banquier anonyme. Document peu connu certainement et pour le moins en effet stupéfiant. Mais que contient-il ? En voici les extraits lus par Monsieur X pendant l’émission en question, et retranscrits fidèlement par moi-même.

« Monsieur X : Je vous ai parlé en début de cet entretien de cette exposition que j’ai eu le privilège de découvrir en avant-première. Et bien, j’y ai découvert un document très peu connu et proprement stupéfiant.

Patrice Pesnot : Quoi ?

Monsieur X : Il s’agit de l’interview en mars 1917 d’un important banquier américain qui a tenu à rester anonyme. Interrogé par le journaliste des Annales, Camille Ferry-Pisani, il y fait montre d’une lucidité et d’un cynisme sans pareil.

Patrice Pesnot : Par exemple ?

Monsieur X : Rassurez-vous, je ne vais pas vous accabler de citations, mais j’ai pris quelques notes… Écoutez ceci. C’est le banquier qui parle : « Je pourrais vous confier que lorsqu’un peuple est sur le point de se sentir trop riche, une guerre est nécessaire pour l’arracher à la tentation du bonheur.

Mais les idées abstraites ne sont pas mon fort. Je ne connais que les chiffres. J’ignore Lafayette, j’ignore si l’Allemagne a attaqué la première. De l’histoire, je ne retiens QUE LA STA-TIS-TIQUE. Je sais une chose, c’est que la Grande guerre a quintuplé le chiffre de nos affaires et décuplé nos bénéfices. Et tout ce trafic magnifique, nous l’avons opéré avec les alliés. »

Patrice Pesnot : On ne peut être plus franc, hein.

Monsieur X : Et plus loin, ce banquier explique pourquoi son pays (les États-Unis, donc) va entrer en guerre :

« Euh… Vous nous avez payé partie en or mais vous nous avez payés aussi avec du papier. Or, vos traites ne vaudront que ce que vaudra votre victoire. Il faut que vous soyez victorieux à tout prix pour faire face à vos engagements. »

Monsieur X : Je vois, plus loin encore :

« Il faudra reconstruire tout ce qui a été détruit. Cet argent que nous avons gagné sur vous, nous vous le prêterons pour relever vos villes, pour rebâtir vos fabriques, pour créer à nouveau votre existence économique. Un beau champ s’offre là pour nos placements futurs. Mais ce champ ne sera profitable que si vous triomphez avant l’épuisement complet. Voilà pourquoi nous voulons votre victoire rapide. L’Union vous aidera. Nous vous aiderons plus encore que vous ne le pensez. Nous enverrons des volontaires. Nous voterons le service militaire obligatoire et nous augmenterons encore notre production en obus, en canons. »

Patrice Pesnot : Et effectivement, tout ce passera comme l’indique ce… cet influent banquier.

Monsieur X : Exactement ! À partir du mois de juin 1917, près de deux millions de soldats américains vont débarquer par vagues successives. Mais, comme nous, Européens, nous n’avons pas l’exclusivité du soldat chair à canon, plus de cent dix mille ne reviendront pas chez eux. »

Voilà tout ce que nous savons aujourd’hui de ce texte lu dans cette émission. Mais le contenu de ce document est-il authentique ? Que contient l’intégralité du texte de ce document ? Qui est son auteur, Camille Ferri-Pisani ? Quel crédit peut-on accorder à cet auteur ? Dans le doute, s’il existe, peut-on faire d’un tel document une des pièces maîtresses d’une exposition ?

Qui est donc Camille Ferri-Pisani fils ?

On trouve sur le site Histoire@Politique, Revue électronique du Centre d’histoire de Sciences Po, les paragraphes ci-dessous, relatifs à Camille Ferri-Pisani fils.

Camille Ferri-Pisani fils débute une carrière littéraire dès les années 1905, il enchaîne des romans aux titres suggestifs – Le Cœur disséqué (1905), Les Pervertis (1905) – et des ouvrages sur le cinéma américain, soit au total plus d’une trentaine de livres. Les intitulés des ouvrages publiés dans l’entre-deux-guerres suggèrent qu’il tire profit d’un genre littéraire alors en vogue porté par les écrivains reporters. Dans le cas présent, on n’est guère convaincu de certains des voyages de Camille Ferri-Pisani, ni qu’il ait fréquenté les chercheurs d’or et les Pygmées du Congo auprès desquels il se décrit en 1940. Il paraît certain en revanche que notre auteur connaît les États-Unis ; cependant le récit qu’il livre à la fin des années 1920 dans Sa Majesté le Dollar tient plus de la fiction romanesque agrémentée d’éléments factuels que de l’enquête romancée.

L’argument est celui d’un voyage initiatique aux États-Unis dans lequel l’écrivain narrateur se met en scène au long de quinze chapitres et de 272 pages. Il se soumet, ou est soumis par les circonstances, à une série de rencontres et d’expériences qui sont autant de révélations sur la démocratie américaine et son système économique. Le thème de l’argent et du dollar vient en premier au travers d’une série de visites rendues successivement : à un banquier ; au philanthrope et misanthrope John Davison Rockefeller ; à un compatriote français qui, ruiné, devient crieur bénévole à la bourse de New York ; à un financier joueur et spéculateur ; enfin à Reed Smoot, le sénateur mormon de l’Utah et président bien réel de la Commission sénatoriale des Finances américaine. Dans un deuxième temps, c’est un tableau des catégories sociales et des formes de discrimination qui est donné à lire au travers de portraits. James Smith, le maçon syndiqué, acculé, est contraint de se vendre comme esclave sur la place publique. Tout oppose ce dernier à une famille de l’aristocratie des « Quatre Cents », ce qui permet à l’auteur de souligner l’importance du Social Registry américain. Par contraste avec ces « Peaux Blanches », l’auteur offre aux lecteurs des chapitres sur les discriminations auxquelles les « Peaux Rouges » et les « Peaux Noires » sont implacablement soumises. Enfin, dans une troisième série de tableaux, il est question de la relation qu’entretiendraient les femmes américaines à l’amour, et ce, uniquement au travers du dollar. Le protagoniste narre une scène amoureuse dans laquelle il se trouve brutalement éconduit. La sonnette, actionnée par le facteur porteur d’une pension alimentaire, met fin aux baisers fougueux d’une jeune femme séparée d’un époux présenté comme impuissant, mais auquel elle estime devoir être fidèle pour autant que sa pension soit ponctuellement versée. Le puritanisme de la femme américaine est ainsi présenté comme une fausse vertu. Avant de repartir pour l’Europe, le héros est recruté en qualité de secrétaire particulier par une riche Messaline américaine, « polyandre » soupçonnée d’être atteinte quant à elle de cette impuissance de la femme qu’est la frigidité.

Dans une conclusion ambivalente, Camille Ferri-Pisani rappelle que les États-Unis sont cependant « sortis de la grande secousse avec un prestige qui leur permettrait de donner des ordres aux cinq parties du monde (…) ; nos francs sont si pauvres aujourd’hui auprès de leur dollar ! Ce flambeau n’est peut-être pas toujours celui de la liberté, mais néanmoins, c’est vers sa lumière que l’humanité de 1929 tourne les yeux ». Intuition erronée s’il en est.

Or tout cela est pris très au sérieux puisque cette « interview » d’un banquier américain anonyme est signalée ou reprise telle quelle dans d’autres media.

Ainsi dans Le Monde en date du 3 avril :

Un siècle après la Grande Guerre, les traces ont toujours quelque chose à nous dire. Je pars de pièces à conviction : l’interview d’un des banquiers américains les plus influents en 1917 réalisée par un journaliste français de 33 ans, Camille Ferri-Pisani, envoyé spécial de la revue Les Annales, explique les motifs de l’entrée en guerre des États-Unis. Tout est déjà affaire de business ! Autre pièce à conviction : les deux affiches de mobilisation des hommes et des chevaux placardés dans tous les villages de France en août 1914. Celles qui sont présentées dans l’exposition ont été imprimées en 1904. Les élites politiques françaises n’ont pas fait imprimer ces affiches pour rien. Certains gouvernants pensaient que leurs projets de guerre et de revanche mûriraient beaucoup plus vite !

Ainsi dans la présentation d’« Entre les lignes et les tranchées », au Musée des Lettres et Manuscrits à Paris. Du 9 avril au 31 août 2014.

Quelques temps forts de l’exposition

• Le formidable manuscrit du discours de Jaurès à la jeunesse en 1903.

• Le fil rouge des incroyables photos des frères Roux.

• Des trésors d’archive inédits (Duplessis, Gallieni, Drans).

• En exclusivité mondiale, des rapports de tranchée du Capitaine Charles de Gaulle.

L’interview du plus grand banquier des États-Unis qui explique en mars 1917 les vraies causes et les vrais ressorts d’une guerre avant tout économique.

• Deux affiches de mobilisation et de réquisition de la Grande Guerre : celle des hommes et celle des chevaux placardées partout en France le dimanche 2 août 1914 et imprimées… 10 ans plus tôt, en 1904, au moment où Jaurès cherchait à convaincre la jeunesse du fait que la paix sociale conditionnait la paix militaire !

Le site de La Libre-Pensée Alpes de Haute Provence n’hésite pas de son côté à reproduire in extenso les propos d’« Un banquier américain interviewé en mars 1917 par Camille Ferry-Pisani, journaliste des Annales ».

Conclusion (provisoire)

Soyons clair, il ne s’agit pas ici pour moi de dénigrer une émission radiophonique que j’écoute régulièrement, depuis longtemps et toujours avec le même plaisir, je l’avoue.

Il ne s’agit pas non plus de mettre en cause la qualité d’une exposition probablement très intéressante de textes sur cette terrifiante Guerre de 14.

J’ajoute que je n’ai vraiment pas envie de douter de l’honnêteté de tous les auteurs et acteurs de l’émission Rendez-Vous avec X et de l’exposition La vraie Guerre de 14.

Il ne s’agit pas non plus de dénigrer Camille Ferri-Pisani qui a pu se laisser emporter par sa plume, par son époque, par son ressenti, et qui est, par certains aspects, un véritable visionnaire. Cela est tout à son honneur.

Enfin, il ne s’agit certainement pas de plaider pour les banquiers et leur banque, dont on apprend chaque jour de nouvelles turpitudes, en espérant que ce soit la dernière, la der des der pour eux aussi. Espoir vain pour l’instant, malheureusement.

Il ne s’agit bien évidemment pas de mettre en doute l’origine de ce document, encore moins son auteur.

Mais, même si les événements mentionnés dans ce texte prémonitoire ont effectivement eu lieu dans l’ensemble (l’engagement des États-Unis dans le conflit, par exemple), il n’en demeure pas moins qu’il n’y a peut-être jamais eu d’interview, et que dans ce cas, ce serait une terrible faute de faire entendre comme véridiques des mots qui n’ont jamais été prononcés. Beaucoup d’oreilles sont en effet prêtes à prendre ces paroles pour argent comptant.

La première chose que nous serions en droit d’attendre, légitimement, serait la publication intégrale de ce texte afin d’en évaluer la véracité par recoupements avec les faits historiques, prouvés eux, avec le contexte au moment de cette énigmatique interview, et avec le vocabulaire, la forme et le style utilisés, qui pourraient être proches ou identiques de ceux décrivant par ailleurs les intrépides chercheurs d’or et les intrigants Pygmées du Congo.

Cela dit, si j’en ai l’occasion, je me rendrai sans hésitation à cette exposition, mais c’est plus qu’un doute qui se lirait sur mon visage en passant devant le texte en question.

Du moins jusqu’à plus ample informé…

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