« Entre les lignes et les tranchées » : RÉPLIQUE À JEAN-PIERRE GUÉNO, par Cédric Mas

Billet invité. Commentaire sur Entre les lignes et les tranchées, par Jean-Pierre Guéno

Un document présenté comme l’un des « temps forts » d’une exposition consacrée à la Grande Guerre « Entre les lignes et les tranchées » au Musée des Lettres et Manuscrits à Paris a largement retenu l’attention de nombreux commentateurs, qui l’ont relayé par différents médias.

Il s’agit d’une interview d’un banquier américain anonyme par un journaliste Camille Ferri-Pisani, qui est présentée sur le site de l’exposition comme « L’interview du plus grand banquier des États-Unis qui explique en mars 1917 les vraies causes et les vrais ressorts d’une guerre avant tout économique ».

L’émotion suscitée par ce document présenté d’une manière telle qu’il peut laisser penser à une lourde responsabilité des banques américaines sur le déclenchement de la Grande Guerre et son déroulement, conflit déclenché dans le seul but de faire du profit et de « sauver » leurs débiteurs, a amené une réaction de Patrick Osbert, que j’ai trouvé équilibrée et surtout saine.

Quelle ne fut pas ma surprise (et ma déception) de voir publiée aujourd’hui une réponse, rédigée par le commissaire de l’exposition, Jean-Pierre Guéno, historien réputé notamment pour son ouvrage sur les lettres des poilus, baromètre d’une richesse extraordinaire pour analyser l’état d’esprit des soldats qui combattirent pendant ces quatre années d’enfer.

Cette réponse n’est pas satisfaisante,  aussi bien quant à la méthode historique que sur le fond.

De quoi s’agit-il ?

Patrick Osbert s’est interrogé sur la pertinence de la présentation dans cette exposition d’une interview d’un « anonyme », présenté comme un banquier américain (qui devient dans l’exposition « le plus grand banquier américain » – ce qui ne devrait pas lui permettre de conserver son anonymat longtemps avec un minimum de recherches sur les Banques US de 1917), prétendument recueillie par un journaliste qui s’est distingué à plusieurs reprises par des « rajouts » et des « inventions » dans ses récits.

Le fait que cette interview ait réellement été publiée en mars 1917, comme le répond Monsieur Guéno, n’est pas suffisant pour lui donner la valeur de « pièce authentique » de « pièce à conviction » pour reprendre ses propres termes.

Il s’agit d’un écrit, peut-être complètement inventé, ou seulement reconstruit par Monsieur Ferri-Pisani sur la base de conversations avec des Américains (dont certains se sont même peut-être présentés à lui comme « Banquier », terme vague pouvant désigner de multiples fonctions, la plupart loin de la Maison Blanche et des décisions diplomatiques et militaires américaines), mais qui n’a intrinsèquement aucune valeur historique sérieuse.

Il nécessite donc soit de sérieuses recherches démontrant que les affirmations prétendument tenues dans cette interview émanent bien d’une personne ayant de l’influence sur la diplomatie américaine, que ces propos d’un cynisme et d’une violence inouïe correspondent aux idées communément admises dans les élites américaines de 1917. Rien dans les éléments transmis dans la réponse ne permet à ce stade d’en juger, si ce n’est un enchaînement d’affirmations particulièrement légères.

Il est particulièrement étonnant, et décevant, de voir un historien professionnel reconnu, se fonder ainsi sur un témoignage anonyme publié par un personnage dont les récits, riches en couleur et en pittoresque sont loin d’être d’une exactitude incontestable. Le seul mérite de cette « interview » est de s’être partiellement vérifiée : oui les USA sont entrés en guerre en 1917 du côté des Alliés, (mais c’était prévisible à partir de 1916 et même avant pour les esprits éclairés) et non, les USA ne sont pas entrés seulement pour se faire rembourser leurs dettes : il y avait aussi de vagues questions de liberté de circulation et de commerce naval, et aussi des enjeux humanistes (la personnalité du Président Wilson ne peut être écartée) mobilisés habilement par une propagande alliée d’une grande efficacité dès l’été 1914 – il est vrai bien soutenue par la brutalité des troupes allemandes en Belgique.

Dans le contexte actuel de tension extrême des populations, de « complotisme » aigu alimenté par les extrêmes de tous bords, présenter ce texte comme « authentique » sans l’appareil critique nécessaire pour permettre aux visiteurs d’en saisir le caractère douteux, orienté et parcellaire n’est pas acceptable de la partd’un historien qui prétend ne pas vouloir « dicter aux visiteurs (…) leur façon de penser« , ou d’un « passeur de mémoire » pour lequel « l’histoire n’est jamais ni blanche ni noire« .

Les responsabilités de la Finance dans la Crise actuelle exigent une rigoureuse sévérité, mais elles obligent à éviter ce mauvais procès, qui lui permettrait de détourner le débat vers des accusations fondées sur des documents douteux et présentés de manière biaisée. Les Banques et établissements financiers ont fait preuve en 2007-2008 d’un cynisme qui ne se dément pas. Il est hors de question qu’elles puissent se refaire une virginité à bon compte.

La réaction de Patrick Osbert est donc parfaitement justifiée et légitime, et il est à espérer que ce débat amène les organisateurs de cette exposition à ajouter à l’attention des visiteurs, soit les éléments objectifs, et historiquement admissibles sur lesquels ils se fondent pour donner du crédit à cette interview d’un « banquier anonyme » (qui est qualifié de « businessman protestant pragmatique et réaliste qui a compris (…) que la planète était déjà économiquement mondialisée« , alors qu’il aurait aussi bien pu être qualifié de juif, franc-maçon ou synarchiste pour rester dans le registre du complot mondial), soit une mention des réserves que ce document doit attirer.

En allant au-delà

Dans la réponse de Monsieur Guéno, il m’est difficile de ne pas relever plusieurs affirmations historiquement contestables et qui sont éloquentes sur la réalité de la démarche qui l’anime, au-delà de ses proclamations de principe qui raviraient un psychanalyste.

Pour justifier l’authenticité de l’interview du banquier anonyme publiée sous la plume de Ferri-Pisani, Monsieur Guéno renvoie à un autre des moments présentés comme « forts » de l’exposition susvisée :  » Deux affiches de mobilisation et de réquisition de la Grande Guerre : celle des hommes et celle des chevaux placardées partout en France le dimanche 2 août 1914 et imprimées… 10 ans plus tôt, en 1904, au moment où Jaurès cherchait à convaincre la jeunesse du fait que la paix sociale conditionnait la paix militaire !« .

Il est inutile de relever le biais idéologique sous-tendant la mise en parallèle entre l’impression des affiches informant de la mobilisation en 1904 et les discours de Jaurès sur la paix sociale.

Là encore, une démarche historique honnête aurait dû imposer quelques recherches pour découvrir que c’est en 1904 que l’organisation de la mobilisation des hommes et des animaux (très importante dans une armée encore largement hippomobile) a été refondue et réactualisée. L’ensemble des Plans et instructions ont été transmis en 1904 aux différents départements (c’est ce qui apparaît dans toutes les archives départementales).

Il s’agit d’une pure mesure administrative de mise à jour des documents, prise dans un contexte international plutôt pacifié (signature de l’entente cordiale) malgré quelques conflits au loin (début de la guerre russo-japonaise).

La mobilisation de plusieurs centaines de milliers d’hommes ne peut être improvisée, et c’est ainsi que dès les premières années de la IIIème République, les administrations concernées vont émettre une quantité de documents et de normes, à commencer par les nombreux plan de mobilisation et de déploiement, qui vont varier avec le temps en fonction des options retenues (les Instructions portent sur la mobilisation, les délais, les équipements, les communications, les lieux de rassemblement des hommes et des chevaux, les plans de transport en train, les zones de déploiement en fonction de l’ennemi…).

En 1904, l’administration a ainsi réimprimé les affiches sans date permettant de mobiliser les hommes et de réquisitionner les chevaux, qui sont régulièrement recensés et déclarés à cet effet. Cette réimpression porte aussi sur les projets d’affiche de mobilisation partielle.

Ces affiches, réimprimées en 1904, seront placardées en 1914, avec la date remplie à la main. Aucun sensationnalisme à tirer de cela. Il est difficile de trouver dans le souci légitime de l’administration française de ne pas reproduire le chaos vécu en 1870 lors de la précédente mobilisation la moindre préméditation suggérée par le biais de la présentation (on cherchera d’ailleurs en vain ici un scoop dans une information mentionnée même dans Wikipédia).

Enfin, l’affirmation par Mr Guéno « les corps expéditionnaires américains vont compter jusqu’à deux millions d’hommes. 116.000 ne reviendront pas. Sans eux, après avoir frôlé la catastrophe en mai/juin 1918, jamais les alliés n’auraient triomphé de l’Allemagne » est tout aussi contestable.

En d’autres temps, je pourrais être amusé de constater encore aujourd’hui les effets de l’habileté de Pétain dans la manipulation du moral de ses soldats (bien relayé par la propagande de Vichy). Son « J’attends les Américains et les chars » est surtout un coup « marketing » pour faire patienter les politiques et les Britanniques et laisser s’épuiser le dernier effort allemand du printemps 1918. Sa stratégie n’a contrairement à cette affirmation pas d’autre objectif que d’allouer la part du lion aux armées françaises dans la victoire. Les opérations les plus glorieuses, les offensives principales seront essentiellement réalisées par les Français et les Britanniques (dans une moindre mesure car ils sont épuisés après les sanglantes offensives de 1917).

Ainsi, les faits sont têtus : lorsque les Allemands constatent leur défaite, le corps expéditionnaire américain n’a pas été décisif.

La victoire défensive puis offensive a été remportée par les armées franco-britanniques. Les Américains (certes 2 millions dans les camps d’entraînement, mais bien moins nombreux sur le front) ne devaient peser de tout leur poids qu’en 1919.

Un rapide examen des ordres de bataille et de la chronologie des engagements montre ainsi que les troupes US ne sont engagées que très partiellement depuis leur premier combat début novembre 1917. Ainsi au 15 juillet 1918, ils ne sont que 50.000 à combattre sur le front. Leur nombre augmente rapidement, puisqu’en août, il y a environ 250.000 hommes. Ces engagements sont faits sous contrôle étroit des Français, qui encadrent, forment et surtout équipent complètement les Américains (on oublie un peu vite que l’essentiel des armes lourdes employées sont fabriquées par les Français et revendues aux Américains). Ces combats sont aussi très coûteux, les Américains se montrant très maladroits et peu économes de leurs troupes.

Lors de l’Armistice, il y a certes deux millions d’Américains en France, mais seulement trois armées américaines sur le front (dont les deux dernières ont été créées en octobre et novembre 1918), cantonnées sur des secteurs éloignés des offensives principales (Vosges, Woëvre, Alsace) et renforcées par plusieurs corps d’armée de troupes françaises.

Pour conclure, loin d’infirmer le doute légitime exprimé par Patrick Osbert, la réponse de Jean-Pierre Guéno confirme que cette exposition manque manifestement son but.

Si montrer la « face cachée » des évènements passés, infirmer les explications jusque-là communément admises, offrir aux lecteurs des informations inédites sont les récompenses légitimes du travail de l’historien, elles ne peuvent être que le fruit d’une recherche sérieuse, loin des biais idéologiques et sensationnalistes.

Il existe encore tant de choses à découvrir sur les ressorts profonds, les structures et les enjeux de la Grande Guerre, que l’on est peiné de voir ainsi tant d’énergie et de bonnes volontés gaspillées dans des impasses ou des chemins à peine déblayés.

Et si Monsieur Guéno veut sincèrement stigmatiser le grand capital dans la Grande Guerre, je l’invite humblement à creuser la question de l’abandon du bassin de Briey en 1914[i], ou des manœuvres de paix blanche de 1916.

 

[i] Bien que le sujet ait déjà été admirablement travaillé par Jean-Claude DELHEZ

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