Entre les lignes et les tranchées, par Jean-Pierre Guéno

Billet invité. Jean-Pierre Guéno est commissaire de l’exposition « Entre les lignes et les tranchées » au Musée des Lettres et Manuscrits à Paris, du 9 avril au 31 août 2014. Il répond au billet « La vraie Guerre de 14 » et ses banquiers américains… plus ou moins vraisemblables…, par Patrick Osbert, publié ici avant-hier.

Comme vous, j’ai d’abord été perturbé par le document présenté sur ce soi-disant banquier américain. J’ai donc enquêté. L’article publié dans les Annales est authentique, mais j’ai voulu m’en assurer et je suis arrivé à trouver un exemplaire original  du numéro de mars 1917. Il figure dans l’exposition et dans le livre publié chez Gallimard.

Cet article est connu de quelques historiens spécialisés. Parfois cité, mais jamais in extenso : en général amputé de sa conclusion !!!! ( Ce qui est un comble, car il est alors totalement édulcoré).

Ensuite j’ai voulu savoir qui était ce Ferry Pisani : était-il crédible. N’avions-nous pas affaire à un anti-américain primaire comme le sont aujourd’hui les contempteurs de Mac Do et de l’impérialisme US ?

C’est le contraire : il est américanophile. Les USA étaient son « truc ». Vous avez comme moi constaté ses nombreuses publications.

Pour ce qui est du banquier, le journaliste s’est visiblement engagé à ne pas révéler l’identité de sa source. A l’époque, les journalistes semblaient tenir leur parole…

Donc son correspondant est assurément au courant de ce qui va être décidé dans les semaines qui vont suivre l’interview.

Tout va se passer comme il l’indique : les Américains envoient leurs troupes en Europe par vagues successives à partir du mois de juin 1917 : au total, près de deux millions de soldats. Une affiche emblématique de l’époque montre l’oncle SAM, incitant les Américains à s’engager dans l’armée en pointant son doigt vers les passants et en déclarant, « I want you for the US Army ! » ». Le personnage ressemble plus à un sergent recruteur du capitalisme qu’à un idéaliste jouant au berger. Si le visage d’Andrew Jackson, 7ème président des USA, a servi de modèle au personnage, l’Oncle Sam est à l’origine Samuel Wilson, un homme d’affaire New-Yorkais qui fit fortune en fournissant de la viande de bœuf à l’armée pendant la guerre anglo-américaine de 1812. Les corps expéditionnaires américains vont compter jusqu’à deux millions de soldats. 116.000 ne reviendront pas. Sans eux, après avoir frôlé la catastrophe en Mai/Juin 1918, jamais les alliés n’auraient triomphé de l’Allemagne.

L’interviewé est assurément un homme très proche du pouvoir. (Est-il banquier pour autant ?)  Il a le mérite de n’être pas « faux cul ». Son discours nous semble obscène aujourd’hui. Il ne l’est pas dans la bouche d’un businessman protestant pragmatique et réaliste qui a compris sans doute avant bien d’autres que la planète était déjà économiquement mondialisée et que le meilleur rôle qui soit, c’est celui qui consiste à vendre des pelles aux chercheurs d’or. Il faut distinguer ici la morale du raisonnement. Son raisonnement est scandaleusement cynique et immoral. Mais il est tristement et strictement  lucide et exact. Cet homme semble très doué pour faire prospérer le capital, la richesse économique de son pays et de ses semblables.

Maintenant, s’il est certain que cette pièce est authentique, elle est comme toute pièce à conviction : tout est toujours discutable. Il n’y a pas de vérité infuse ou révélée. Il en va de même des affiches de mobilisation des hommes et de réquisition des chevaux : imprimées en 1904. Il en va de même du témoignage de Loys Roux, le prêtre reporter, plutôt humaniste de droite et pas du tout excité, lorsqu’il dénonce dans son journal de guerre les vrais moteurs de la guerre : l’appât du pouvoir et l’appât du gain.

Mon rôle n’est pas de dicter aux visiteurs de mes expositions leur façon de penser, même si j’y exprime mon point de vue. J’alimente ma posture à partir des dizaines de milliers de lettres de poilus que j’ai pu analyser depuis 15 ans (Je suis le passeur des célèbres « Paroles de poilus » qui ont changé la façon d’enseigner la grande guerre dans les collèges français) et d’un travail d’enquête systématique.

Je ne suis qu’un modeste « passeur de mémoire ». L’histoire n’est jamais ni blanche ni noire. Elle est comme la vie. Mélange complexe d’ombre et de lumière, de fange et de ciel. Mon rôle consiste à éclairer les deux faces de la médaille. Pas de penser à la place de mes lecteurs. Lorsqu’une face de la médaille devient une image d’Epinal, je me demande toujours si l’histoire n’a pas été instrumentalisée : je me contente de montrer l’autre face… Surtout dans un beau pays comme le mien où mes compatriotes ne sont pas doués pour poser le doigt sur les plaies et sur les infamies de leur passé.

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