Complots et thèse du complot

C’est la deuxième fois que je procède de cette manière : le commentaire à un de mes billets vient d’abord, et je rédige le blog ensuite. L’ordre est un peu inattendu mais les choses se passent de la manière suivante : l’un de mes lecteurs a une très forte envie de me communiquer quelque chose et il me le dit à travers un commentaire, sans rapport évident avec le billet qui se voit ainsi commenter.

Cette fois–ci, ce sont les conspirations, les complots. Comme vous le verrez peut–être (en temps utile) dans un commentaire, le complot en question touche à l’attentat du World Trade Center à New York, le 11 septembre 2001. Personnellement, et à l’heure qu’il est, je ne pense pas qu’il y ait eu dans cet événement davantage que ce qu’en dit sa version officielle : je ne pense pas qu’il existe un mystère ni quant à ses responsables ni quant à leurs motifs. D’une manière générale, pour que la thèse d’un complot me retienne, il faut d’abord que je me convainque de l’existence d’un mystère, autrement dit, que je découvre ou bien que l’on attire mon attention sur une anomalie. Or, dans ce cas–ci, la version officielle me semble, jusqu’à preuve du contraire, complète et cohérente.

Dans un cas parallèle, les premières photos d’un astronaute américain sur la lune, l’ami, convaincu lui de l’existence d’un complot, avait fait preuve de persévérance et m’avait persuadé de la présence d’une anomalie : le rapprochement de deux des photos prouvait que les ombres portées ne pouvaient pas être dues à une source lumineuse lointaine – comme le soleil – mais devaient être causées par une source proche – comme un projecteur dans un studio. Cela ne suffit pas à me faire croire que les Américains ne sont jamais allés dans la lune, simplement que les « premières photos » de leur alunissage sont truquées. Pour quel motif ? Je n’en sais rien : désir d’anticiper l’événement en ayant des photos « déjà prêtes » ? Faible qualité des vraies photos ? Autre pépin ?

L’assassinat de John Kennedy est une autre affaire : les anomalies abondent et donc le mystère vous est offert tout chaud, tout rôti. J’ai aimé en particulier « JFK », le film d’Oliver Stone et je continue de prêter l’oreille à tout nouvel élément d’information. Il y a une quinzaine de jours, quelqu’un que l’on présentait comme un spécialiste du tir isolé, expliquait à la radio que le recul d’un fusil tel celui censé ayant appartenu à Lee Harvey Oswald, oblige à un certain réajustement sur l’objectif entre chaque décharge, ce qui interdit un rythme aussi rapide que celui des balles qui furent effectivement tirées. Grande fut ma surprise quand le reporter révéla l’identité de ce nouveau témoin à charge dans la thèse du complot : nul autre que le Président de la république cubaine, ayant ainsi trouvé un moyen d’occuper sa longue convalescence !

Les vrais complots existent bien entendu : il arrive que des gens se réunissent en secret et décident d’agir ensemble et dans l’ombre. Toutefois la vulnérabilité de la thèse du complot, c’est que son économie fait d’elle une explication par défaut tentante dans tous les cas envisageables. En effet, si l’on ignore une partie importante de la manière dont quelque chose fonctionne, il est extrêmement pratique de remplacer le bout d’explication manquante par l’action supposée de quelques hommes ou femmes résolus. Il est même possible, dans les cas où l’on ne comprend absolument rien du tout, de produire comme explication globale la volonté de quelques personnages déterminés, voire même celle d’un seul. On parle dans le premier cas de religions « polythéistes » et de religions « monothéistes » dans le second.

Si la chose que l’on cherche à expliquer est néfaste et que l’on nourrit du ressentiment à l’égard d’un groupe particulier, il est très tentant, du point de vue de l’affect, de supposer à la place du mécanisme réel – qui peut être extrêmement complexe – la conspiration d’un certain nombre des tristes sires en question. Ainsi les maux qui affligeaient la République de Weimar avaient plusieurs origines et il était beaucoup plus économique de leur supposer comme cause unique un complot tramé par les Juifs. Dans la crise que traversent en ce moment les États–Unis, personne à ma connaissance n’a formellement accusé les Chinois mais la promptitude avec laquelle la presse locale rapporte tout incident relatif à de la nourriture pour chat contaminée ou à la peinture au plomb utilisée dans la confection de marionnettes, m’inquiète énormément pour la suite. Les lecteurs de mon livre savent que la Chine a effectivement une part de responsabilité dans la crise mais rien que l’on puisse véritablement lui reprocher : en achetant de vastes quantités de Mortgage–Backed Securities elle a contribué à maintenir des taux d’intérêt américains très bas, soutenant la consommation des ménages et alimentant ainsi indirectement la bulle immobilière.

On aura compris que j’accueille avec une très grande prudence toute explication en termes de complot. J’avais eu l’occasion de réfléchir à la question de manière approfondie à l’époque où j’étais chercheur en intelligence artificielle. J’avais développé dans le cadre du laboratoire d’IA des British Telecom un logiciel intitulé ANELLA (Associative Network with Logical and Learning Abilities). Celui–ci apprenait en posant des questions et en stockant en mémoire sous forme d’un graphe les mots constituant l’explication. Il pouvait ensuite les réutiliser et produisait – en suivant un gradient d’affect – des raisonnements ayant une tournure logique. Or, j’avais découvert un moyen très simple de faire souscrire ANELLA à la thèse du complot, il suffisait que le graphe que constituaient ses connaissances ne soit plus entièrement connecté, l’obligeant à se dédoubler en deux graphes autonomes sans passage possible de l’un à l’autre. Toute explication était donc nécessairement locale puisque confinée dans l’un des deux graphes. Le point d’entrée déterminait à partir duquel l’explication serait produite. Celle–ci était alors éventuellement à l’emporte–pièces parce qu’elles ignorait certains éléments d’information dont elle aurait eu besoin mais qui étaient stockés dans l’autre graphe. Du fait de la lobotomie que je lui imposais, ANELLA était forcé de réinventer la thèse du complot ! (*)

(*) Voir pour un exposé complet, Principes des systèmes intelligents (1989) pages 79 et 80, où je propose une explication en terme de graphes de la névrose et du rôle joué par la forclusion dans l’étiologie de la psychose chez Lacan.

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