J’ai écrit hier que cela me prendrait cinq ans de mettre au point une théorie de la monnaie qui me satisfasse. Je n’avais envisagé qu’un seul cas : celui où nous serions seuls, vous et moi, travaillant ensemble. Or, j’ai reçu du renfort, par courrier. Ute Höft me fait parvenir un exemplaire de Le syndrome de la monnaie de Helmut Creutz, originellement paru en 1993 et traduit de l’allemand par Economica en 2008.
Je vais pouvoir gagner du temps parce que l’auteur analyse de nombreux aspects de la monnaie auxquels je n’ai pas encore l’occasion de réfléchir, et que sur ceux dont j’ai débattu ici, nous disons lui et moi strictement la même chose.
Donc si mes explications pourquoi les banques commerciales ne créent pas de monnaie ex nihilo vous ont convaincu, vous n’apprendrez peut–être pas grand-chose en lisant les pages du livre que je reproduis ci-dessous (169 à 171) mais si vous croyez toujours à la création monétaire par les banques commerciales, un autre auteur réussira peut-être là où j’ai échoué jusqu’ici.
(Vous reconnaîtrez au passage dans le texte de Creutz mon « principe de conservation des quantités », mon explication des masses monétaires en termes de double emploi, ma « reconnaissance de dette », ainsi que la distinction que je fais entre flux monétaires et opérations comptables).
La « surmultiplication de la création monétaire »
La plupart des livres d’enseignement affirment que les possibilités de création monétaire des banques sont en principe illimitées. Elles ne sont restreintes que par des ratios d’encaisse ou de réserves bancaires qu’elles doivent maintenir auprès des banques centrales ou d’émission, soit de plein gré, soit parce qu’elles y sont obligées. Et cette relation entre le montant des réserves et l’accroissement monétaire est même calculée par les théoriciens de la surmultiplication de la création monétaire avec une grande exactitude mathématique. Si les réserves se montent en tout à 5 % du portefeuille des dépôts, les banques peuvent, à partir de chaque dépôt bancaire effectué créer un montant de crédit dix-neuf fois supérieur, neuf fois supérieur en cas de réserves de 10 % et quatre fois supérieur en cas de réserve de 20 %. Le résultat de la création monétaire est donc inversement proportionnel au montant des réserves retenues.
[Prenons l’exemple de 100 millions provenant d’une banque d’émission, soumis à des réserves fractionnaires de 10 %, et qui créeraient ainsi des « fonds de crédit » de 900 millions.]
En additionnant les crédits accordés en chaîne on arrive dès la troisième étape à un montant de 244 millions. En continuant ainsi la série infinie où les valeurs diminuent d’étape en étape, effectivement on arrive arithmétiquement à une somme de 900 millions, soit neuf fois plus que l’apport initial de 100 millions.
Mais si l’on reprend les opérations, pas à pas, en laissant la théorie de côté, on constate :
1) que lors de chaque réutilisation du premier dépôt supposé de 100 millions, suite au crédit qu’il a permis d’accorder, il se produit à chaque fois un nouveau dépôt d’un client quelconque de la banque, dépôt qui, bien entendu, peut être de nouveau prêté ;
2) que l’enchaînement des octrois de crédits et des constitutions de réserves par les banques tel qu’il est décrit ne peut se faire qu’aussi longtemps qu’aucun des déposants ne dispose de son avoir en effectuant un retrait ou un virement ;
3) qu’en réalité, au fil du processus, on n’assiste nullement à un accroissement de la masse monétaire mise en circulation, de quelque manière que ce soit, mais toujours à une réutilisation, tandis que, à chaque étape, la masse monétaire réellement existante est inéluctablement le résultat de l’addition des réserves constituées jusque-là et du crédit accordé en dernier, et équivaut au montant initial de 100 millions ;
4) que non seulement il ne se produit pas d’accroissement de la masse monétaire mais, qu’en fait, en ce qui concerne la masse monétaire active et axée sur la demande, elle diminue même constamment, étant donné que sur les 100 millions initiaux, des montants de plus en plus élevés sont gelés dans les réserves des banques jusqu’à être totalement absorbés ;
5) que l’utilisation répétée de la monnaie, que ce soit pour procéder à des achats, la prêter ou en faire cadeau, n’accroît jamais sa masse mais uniquement les opérations d’achats, de prêts ou de dons ainsi effectués, qui, bien entendu, additionnées, donnent des montants de plus en plus élevés.
Les faits énumérés ci-dessus sont encore plus clairs lorsqu’on se représente cet enchaînement, non pas au niveau de banques, mais au niveau d’opérations commerciales, et qu’il s’agit non plus de prêts à répétition mais de ventes à répétition. Là aussi, on peut supposer que chaque commerçant met dix pourcent de sa recette de côté et qu’il dépense le reste directement ou indirectement dans un autre magasin pour faire des achats. Là encore, l’addition des opérations d’achat donnerait le même résultat que celles des opérations de crédit dans le cas de la « surmultiplication de la création monétaire ». Et pourtant personne n’irait prétendre que la masse monétaire a été multipliée par neuf ou que les commerçants ont créé 900 millions [ex nihilo].
Où est donc l’erreur de raisonnement de certains théoriciens ?
L’erreur de la théorie classique de la création monétaire réside dans le fait qu’on additionne des avoirs ou des crédits se reconstituant au fil du temps, ou des postes de crédit, aux montants reçus au départ et qu’on déduit de cette addition qu’il y a une création monétaire ou une création de crédit. En d’autres termes : cette théorie assimile l’utilisation multiple de l’argent à un accroissement, elle confond moyen de transport et opération de transport. Mais, pas plus que l’utilisation répétée de wagons ou de camions pour des transports n’entraîne un accroissement du nombre de wagons ou de camions, l’utilisation répétée d’argent pour des achats ou des prêts n’entraîne un accroissement de son montant.
L’erreur de raisonnement et d’interprétation des théoriciens de la création monétaire est sans aucun doute due en grande partie au fait que l’on continue à considérer les avoirs et les portefeuilles de crédit comme du numéraire. Or, en fait, il ne s’agit que de postes de comptabilisation qui documentent le montant des prêts d’argent et les obligations de remboursement qui en résultent, sans que ceux-ci fassent augmenter la masse monétaire en circulation. C’est pourquoi tous les regroupements de numéraires et de dépôts sous la rubrique « masse monétaire » sont si discutables. Ceci vaut surtout pour l’addition des M1 et M3.
Helmut Creutz, Le syndrome de la monnaie, Economica, Paris (2008) : 169-171.
273 réponses à “Pourquoi il n’y a pas de « création monétaire » par les banques commerciales, par Helmut Creutz”