Où se situent les salariés ?

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Vous avez dû noter – peut-être avec un malin plaisir – où la réflexion des jours derniers nous conduits : si on veut sortir de la crise sans retomber dans une logique de croissance à tout crin, il faut que nous stoppions la fuite en avant permanente qui épuise la planète et qui débouche toujours à terme sur de la surproduction. Pour cela, il faut séparer la question des revenus qui nous sont nécessaires pour acheter des biens de consommation, de la question du travail. Il faut réexaminer le travail comme une question en soi, comme l’activité humaine nécessaire pour produire marchandises et services authentiques sans qu’elle soit automatiquement celle qui nous procure les revenus qui nous permettent de consommer.

Quand je dis marchandises et services « authentiques », je veux dire ceux que nous n’achetons pas simplement sous l’influence du « consumérisme », cette idéologie qui a été inventée pour repousser artificiellement les limites de la surproduction et qui n’est en réalité qu’un effort de propagande poussant à davantage de consommation et qui, dans la mesure où il réussit à nous persuader, permet que l’on produise plus qu’en son absence.

Séparer travail et revenus permet d’envisager les choses dans la perspective de l’An 2000 tel qu’on l’imaginait encore dans les années cinquante : où le travail, devenu rare dans un monde où la productivité croît grâce à l’automation, n’est pas une malédiction mais au contraire une bénédiction.

Ma démarche est différente de celle de Marx mais elle se situe au sein de la même tradition que la sienne, et ceci pour une raison très simple : parce que je considère comme sans grand intérêt la « science » économique qui a été produite après la mort de Marx, quand s’achève la tradition des économistes de l’âge d’Or de la pensée économique : le XVIIIe siècle, dont les théories sont d’inspiration sociologique plutôt que psychologique comme ce sera le cas ensuite, et dont le dernier grand représentant est David Ricardo.

C’est pourquoi j’ai voulu examiner ce qui diffère très exactement entre ce que j’ai écrit ces deux ou trois dernières années et ce qu’on trouve chez Marx. L’une des différences porte sur sa définition du capital – j’y reviendrai ultérieurement – et l’autre sur l’identité des grands groupes sociaux impliqués dans la production et dans la distribution

D’abord un rappel. Pour qu’une marchandise puisse être produite, des avances doivent être consenties, en argent, en matières premières, en outils, etc. auxquelles vient se combiner le travail humain. Une fois la marchandise produite, elle est vendue une première fois (sur un marché « primaire ») et la différence entre les avances et le prix de vente constitue un surplus : ce surplus est partagé dans un premier temps entre capitaliste et industriel, qui reçoivent, le premier, les intérêts et le second son profit et, dans un second temps, l’industriel redistribue le profit entre lui-même et ses salariés. Les termes de cette redistribution sont déterminés par les différents rapports de force entre les parties : rapport de force entre capitaliste et industriel dans un premier temps, rapport de force entre patron et salariés dans un second temps.

Marx distingue comme grands groupes impliqués dans les processus économiques, les capitalistes qui possèdent le capital et les prolétaires, qui louent leur force de travail. Je distingue de mon côté quatre groupes : 1) les salariés qui sont en gros ceux que Marx appelle les prolétaires, 2) les « capitalistes » de Marx se redistribuent pour moi en trois différents groupes : a) les marchands qui veillent à la distribution des marchandises et ponctionnent au passage un profit marchand, b) les dirigeants d’entreprise, ou industriels, ou entrepreneurs, qui touchent un bénéfice, qui est la part du surplus qui leur revient une fois payés les salaires de leurs salariés et versés les intérêts à ceux qui leur ont consenti des avances, qui constituent eux c) le groupe des investisseurs, ou actionnaires, ou « capitalistes » proprement dits.

Marx considère que le salaire des salariés constitue un élément du même ordre que les avances en argent ou en matières premières en provenance du « capitaliste » : il en fait, dans ses termes, l’un des « frais de production ». Il écrit dans « Travail salarié et capital », un texte rédigé en 1849 : « … ces frais de production consistent : 1) en matières premières et en instruments, c’est-à-dire en produits industriels dont la production a coûté un certain nombre de journées de travail, si bien qu’ils représentent un temps de travail déterminé ; 2) en travail immédiat qui n’a d’autre mesure que le temps. » (Marx 1849 : 210).

On peut répondre à cela que si les salaires font partie des frais de production, pourquoi ne pas considérer aussi comme frais de production les intérêts qui reviennent au capitaliste ou bien encore le bénéfice qui va à l’industriel ou « entrepreneur » ? Si c’était le cas, la notion de frais de production ne se justifierait plus puisque la somme des frais de production ne serait rien d’autre en réalité que le prix de vente de la marchandise sur son marché primaire, celui où – comme je l’ai rappelé – la marchandise, le produit fini, est vendu pour la première fois.

Or, cette manière différente d’envisager les « classes », les groupes constituant nos sociétés dans la production et la distribution, n’est pas sans conséquences : ce n’est pas du tout la même chose de considérer les salaires comme une des composantes des frais de production ou comme des sommes qui reviennent à l’une des trois parties en présence dans le partage du surplus. Chez Marx, les salaires sont un facteur objectif, un « donné », tout comme le prix des matières premières, alors que dans ma manière à moi d’aborder le problème, les sommes qui seront allouées comme salaires constituent une part du surplus, et leur montant reflète en réalité le rapport de force entre les salariés et leur patron.

Je dirais donc que chez Marx, les salaires sont « réifiés », et je veux dire par là qu’ils sont considérés comme une donnée objective au même titre que le coût des matières premières nécessaires à la production, alors que pour moi, ils constituent une part du surplus et leur montant se détermine en fonction d’un rapport de force.

Il me semble qu’il y a du coup une certaine radicalisation dans ma manière de voir les choses par rapport à celle de Marx, et qu’elle se révèle par le fait que les revendications des salariés pour obtenir une meilleure rémunération ont un sens dans le cadre tel que je le définis, puisqu’elles sont susceptibles de modifier le rapport de force entre leurs patrons, les dirigeants d’entreprises que sont les industriels ou « entrepreneurs », et ces salariés, alors que chez Marx, on ne voit pas pourquoi ces revendications pourraient faire une différence, les salaires ayant la même objectivité, la même « solidité » que le prix des matières premières par exemple.

–––––––––-
Karl Marx, Travail salarié et capital, [1849], Å’uvres de Karl Marx. Économie I, La Pléiade, Paris : Gallimard, 1965 : 199-229.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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