Fonds Vautours : oiseaux de mauvais augure ou éboueurs des marchés financiers ?, par Alain Gauvin

Billet invité.

Le 23 février dernier, je publiais un article dans Les Echos sur les Fonds Vautours. Le titre attribué à cet article : « Les Etats à la merci des Fonds Vautours », ne reflète pas ce que je pense de ces opérateurs financiers : il donne le sentiment que j’en condamne l’action, ce qui est faux. Certains de ces fonds peuvent avoir des pratiques condamnables, mais ceci est vrai de tout investisseur.

Pour analyser, avec sang-froid et objectivité, l’action de ces fonds, il convient tout d’abord de se défaire d’une idée reçue selon laquelle un Etat, parce qu’il est pauvre et, de surcroît défaillant, est forcément vertueux. Un Etat qui ne rembourse pas ses créanciers est avant tout un Etat qui ne respecte pas ses engagements. Est-il vertueux de ne pas tenir parole ?

Nous prendrons deux exemples démontrant qu’on ne peut se limiter à développer une opinion caricaturale de ces fonds. Le premier exemple concerne le fonds Elliott qui, en 1996, avait acheté, pour 11,4 millions USD, une partie de la dette du Pérou, d’une valeur faciale de 20,7 millions USD, et qui a refusé de participer à la restructuration de la dette de ce pays, contrairement à la majorité des obligataires. En 2000, le juge du District Sud de Manhattan condamnait le Pérou à lui payer la somme de plus de 55 millions USD. Mais avant d’en aboutir à saisir le juge, Elliot a multiplié, en vain, les propositions de règlement à l’amiable. Le second concerne le fonds Donegal qui acheta à la Roumanie, une partie de la dette de la Zambie pour 3 millions USD (que la Roumanie avait souscrite pour plus de 30 millions USD) et en réclama 50 millions devant les juges. Evidemment présenté ainsi, le citoyen ne peut que réprouver l’existence de tels fonds. Ce serait cependant oublier que le gouvernement de la Zambie a multiplié les bras d’honneur, d’abord à la Roumanie, puis au fonds Donegal qui ont vainement tenté un règlement amiable de cette dette. Je ne peux que renvoyer les esprits curieux (et courageux) à la décision de justice de 140 pages rendue le 15 février 2007 ([2007] EWHC 197 – Mr. Justice Andrew Smith).

Si l’on devait résumer l’utilité des Fonds Vautours, l’on dirait qu’ils sont les éboueurs des marchés financiers, comme les rapaces, dont ils portent le nom, sont les éboueurs de la nature.

Il suffit, pour le comprendre, de se mettre à la place d’un épargnant souscrivant des obligations d’Etat car, lui a-t-on dit, un Etat ne fait jamais faillite. Avec surprise, cet épargnant constate que l’Etat dont il a acheté les obligations ne lui verse pas les intérêts à l’échéance prévue. Que peut-il faire ? Il peut, bien sûr, agir en justice contre l’Etat défaillant, avec le coût inhérent à toute action en justice.

C’est à ce moment que les Fonds Vautours peuvent être utiles, en proposant à l’investisseur de lui racheter sa créance pour, sans doute, moins cher que ce qu’il aurait reçu si l’Etat débiteur n’avait pas été défaillant, mais plus cher que ce qu’il pourrait percevoir si sa créance était annulée. Croit-on que les investisseurs seraient nombreux à souscrire de la dette souveraine, si, en cas de défaut des Etats, ils n’avaient aucun espoir de recouvrer une partie de leur mise ? Et croit-on que les Etats pourraient se financer sur les marchés et séduire les investisseurs, en laissant penser que leurs obligations ne valent rien à la première défaillance venue ? Evidemment non, deux fois non !

Néanmoins, il existe des hypothèses où certains investisseurs peuvent compromettre le redressement d’un Etat. Pour y parer, deux initiatives méritent d’être soulignées, l’une de la Chambre des Représentants aux USA, que nous développerons dans un prochain billet, la seconde de la Banque Africaine de Développement succinctement exposée ci-après.

La Banque Africaine de Développement, sur l’initiative des Ministres des Finances africains, a mis en place l’« African Legal Support Facility ». Son objet est de fournir une aide juridique et judiciaire aux « PPTE », c’est-à-dire les « Pays Pauvres Très Endettés ». Cette initiative part d’un double postulat : d’une part, 70% des procès engagés ont engendré des jugements favorables aux créanciers des Etats africains en difficulté pour près de 1 milliard USD. D’autre part, les pays africains ne disposent pas de l’expertise juridique exigée face aux Fonds Vautours, pas plus qu’ils ne disposeraient des ressources financières nécessaires à l’acquisition de cette expertise. On notera cependant que, face à Donegal International, la Zambie était conseillée par le cabinet américain DLA Piper et William Blair, le frère de Tony Blair.

L’ambition de cet Institut est clairement affiché, ne serait-ce que dans son logo reproduit ci-dessous : faire la chasse aux Fonds Vautours par voie de justice.

Que penser de cette aide ? Du bien, évidemment. Cette aide rencontrera néanmoins rapidement ses limites en raison du droit international.

Lorsqu’un Etat emprunte sur les marchés, il conclut un contrat avec les investisseurs. Ce contrat est forcément soumis à une loi. De la même manière, le contrat désigne le juge qui sera compétent en cas de litige et qui appliquera la loi élue dans le contrat qui n’est évidemment pas celle de l’Etat débiteur.

Dans un tel contexte, quelle que soit la pertinence de l’aide de la BAD, un Etat, même très pauvre, même conseillé par les meilleurs avocats du monde, perdra son procès si la loi lui donne tort. Tous les juges du monde jugent en droit et non sur le fondement de la compassion.

Il nous semble que seule l’instauration d’un droit supranational applicable à l’endettement des Etats permettrait de protéger les populations d’Etats en difficulté des travers des marchés financiers. Ceci constitue un défi majeur, au même titre que l’élaboration et la mise en œuvre d’un système de réglementation financière mondiale, et ce, pour une même raison : ces deux défis ne pourront être couronnés de succès qu’à la condition que les Etats, tous les Etats, et non les plus pauvres, acceptent de se départir d’une partie de leur souveraineté, ce qui n’est pas gagné.

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83 réponses à “Fonds Vautours : oiseaux de mauvais augure ou éboueurs des marchés financiers ?, par Alain Gauvin”

  1. Avatar de ALAIN GAUVIN

    Réponse à Daniel, Pvin, David, Juan nessy.

    Merci pour vos réflexions qui démontrent, une fois encore, que j’ai râté le coche. Si l’on revient à l’objet de mon article dans LA TRIBUNE, quel était-il? Les Politiques (avec un petit our grand « p », peu m’importe) disent: « la spéculation, ce n’est pas bien ». Il se trouve que, par mon métier, je suis confronté tous les jours (ça n’est pas qu’une formule) à cette problématique de la spéculation. Par la « force des choses », je sais qu’il existe un texte de droit commun qui, pour faire bref, prive d’effet les paris. Je sais également, qu’il existe un texte dans le CMF (qui date de bien avant la codification financière, dès 1885, c’est-à-dire lorsque le léggislateur s’est rendu compte que le juge était prêt à faire la peau de la spéculation), une dérogation à cette exception de jeu.

    Quelle est mon unique intention? De dire aux politiques – ceux qui font la loi – tous bords confondus: cessez de nous prendre pour des imbéciles, vous permettez, dans la loi même, ce que vous dîtes réprouver face au bon peuple.

    Les reproches que je lis, sur ce blog, sont: « vous avancez masqué »; « vous êtes embarrassé par le pétrin dans lequel vous vous êtes mis tout seul »; « vous avez une vision du droit froide »; « votre propos technique n’aurait pas été affaibli par une dimension plus humaine ou politique ».

    J’essuie ces reproches, tant pour mon article sur les dérivés/spéculations, que pour les fonds vautours.

    Je suis d’accord pour dire que l’on PEUT présenter les choses d’une manière différente de la mienne. Pour autant, est-ce que cela signifie, à vos yeux, que je le DOIS?

    Même si les risque que je prends à écrire ce que je pense ne sont pas considérables, vous observerez que je ne suis pas particulièrement bienvenu parmi vous: soit parce que vous être frustrés par le manque que vous éprouvez à me lire; soit parce que vous suspectez une opinion politique de ma part que vous fustigez. Même sur la forme, pour certains de nos amis bloggeurs, qu’ils se relisent, vous constaterez que la manière qu’ils ont de dire les choses frisent l’impolitesse, ce qui est assez facile derrière un clavier.

    Sans polémique inutile, je suis ouvert à la contradiction, et je ne crains pas de vous faire part de mon avis sur « la finance » en général sans passer uniquement par le prisme juridique. Mais telle n’était pas mon intention. Et je suis tout de même libre de mes intentions. Vous pouvez toujours m’inviter à vous faire part de mon opinion, mais vous ne pouvez pas me l’ordonner puis, à cause de mon silence, fantasmer sur ce que je pense ou me réduire à un juriste froid.

    A lire l’ensemble des messages de ce blog, sur lequel Paul Jorion m’a fait le plaisir de reprendre mon article dans LA TRIBUNE, je ne vois que des gens soit qui pensent de la même façon (la majorité), soit qui écrivent pour ne rien dire (la minorité).

    Je vais peut-être faire réagir Paul Jorion, mais j’ai l’impression que ce blog est partagé entre gens de bonne compagnie qui pensent la même chose et qui, du coup, se rassurent. Pas, ou peu, d’avis contraire. Je vais vous choquer, mais ne le prenez pas mal, je ne fais qu’adopter votre démarche. Ce blog, auquel participent des gens que je prends vraiment plaisir à lire, ressemble un peu à une élection dans des pays où l’heureux élu rassemble 95% des suffrages. Je n’ai pas tout lu, mais je ne crois pas encore avoir lu un seul propos critique sur ce que pense et exprime Paul Jorion. Peut-être me direz-vous, comme l’un des bloggeurs me l’a dit « quand même Paul Jorion sait de quoi il parle! » Et alors, je n’en doute pas une seule seconde. Pour autant, doit-on s’abstenir de critiquer?

    En conclusion, si l’objet unique du blog est de n’exprimer des opinions qui ne soient qu’en accord avec celle de la majorité d’entre vous, je ne suis pas intéressé. Si, en revanche, il est ouvert à des opinions contraires d’une dimension pas seulement juridique (ce que je me suis abstenu d’exprimer à ce jour), alors oui, ça m’intéresse. Si mes opinions politiques/sociales suscitent l’ironie ou l’insulte camouflée, je ne suis pas intéressé. Si, en revanche, elles appellent votre contradction, sur le fond, alors oui, je suis intéressé.

    Bien cordialement,

    Alain

    1. Avatar de Julien Alexandre
      Julien Alexandre

      @ Alain Gauvin

      Je comprends votre réaction, les interventions pouvant parfois être très directes. Mais cela fait partie de l’exercice, et vous y êtes très certainement aguerri.

      Pour ce qui concerne l’homogénéité que vous prêtez aux différentes réflexions tenues sur le blog, je vous en prie, prenez la peine de lire régulièrement les billets invités et les interventions sur les différents articles : cela devrait suffire à vous convaincre que les lecteurs ne pensent pas tous, loin s’en faut, la même chose. La richesse de ce blog tient justement à la variété des contributeurs, à ce « maillage » intellectuel qui tend à constituer un cerveau collectif alimenté de réflexions diverses. Nombreux sont les points de divergence, voir d’affrontement entre certains contributeurs et Paul Jorion ou d’autres. Et c’est bien souvent précisément de ces contradictions voir de ces confrontations qu’émanent les développements les plus féconds, ceux qui étaient jusqu’alors inaccessibles à notre entendement, parce que le curseur idéologique/politique/affectif/you name it, n’était pas positionné de manière à appréhender les dimensions alternes d’un problème donné.

      Toute réflexion se nourrit de la contradiction – nous sommes d’accord – et c’est la raison pour laquelle vos réflexions aussi bien en tant qu’expert qu’en tant que citoyen/homo politicus/homo economicus sont les bienvenues ici.

      Bien cordialement,
      Julien

    2. Avatar de Fab
      Fab

      Alain Gauvin,

      Vous nous présentez votre vision des dysfonctionnements qui auraient conduit à la crise économique actuelle, par l’approche du droit uniquement -avec l’arrière-pensée d’une élaboration internationale d’une constitution pour le droit si je vous ai bien lu- et sans considération de la crise de civilisation. C’est pour ces deux raisons que vous êtes malmené. Une « preuve » en est que vous n’avez pas lu sur ce blog de critiques à l’encontre de Paul Jorion. Prenez le temps de lire les autres billets, ceux qui ne parlent pas directement des sujets qui vous préoccupent et vous verrez votre erreur sur ce point.

      Le plus difficile dans cette pratique est de trouver les mots qui touchent à la fois ceux qui défendent vos idées et ceux qui soit y sont opposés soit n’en ont pas même conscience. Venez, vous verrez, l’exercice est passionnant et j’en suis sûr instructif pour un avocat. Pour vous donner un ordre d’idée de ce qui vous « attend », j’avance la proposition suivante, qui bien évidemment n’engage que moi : ce que Paul Jorion avance n’est qu’un vecteur pour la compréhension du plus grand nombre et pas une finalité.

      Sincèrement.

    3. Avatar de Pierre-Yves D.
      Pierre-Yves D.

      Alain Gauvin,

      je confirme ce que dit Fab.
      Notre dialogue entre lui et moi est un bon exemple de dialogue courtois mais sans concession, même si, il est vrai, nous partageons tous deux une même vision critique du système.
      je le sais honnête homme, nous nous apprécions même je crois, mais il se trouve que sur un point précis notre désaccord est récurrent malgré toutes les tentatives d’explications réciproques, qui plus est ces échanges ne se font pas toujours exactement sur un même registre de part et d’autre. Lui adoptant une manière plus socratique, et moi plus enclin à l’argument démonstratif. Lui pense que toute intervention visant à faire muter le système actuel est vouée à l’échec parce que les sociétés et les humains qui les composent seraient trop prisonniers des habitudes consuméristes, du travail, bref d’une manière générale d’une vision économiste des choses. Moi lui rétorquant alors que les esprits changent au fur et à mesure que la crise s’approfondit et que donc le déconditionnement est déjà en cours même si à la surface rien ne semble changer.

      Fab, a raison, le blog tel que le conçoit Paul a une visée pédagogique. Il s’agit aussi de confronter des argumentations dans le but d’une part de les affiner et d’autre part de faire émerger le cas échéant de nouvelles idées ou du moins des façons de relier les choses entre elles de manière renouvelée, auxquelles, seul, on aurait pas pensé spontanément.

      Le politique évidemment, comme l’ont précisé plusieurs commentateurs plus haut, y a sa part, comment en serait-il d’ailleurs autrement dans un blog où il est question d’actualité, d’économie, de sociologie, de philosophie, y compris d’ailleurs des sciences ?

      Je vous crois également honnête homme. Je ne vise jamais une personne mais les idées qui sont par elles défendues. Bien entendu vous vous êtes présenté d’abord comme expert, toutefois en vous exprimant sur un sujet qui touche au politique, il m’était difficile de ne pas attribuer à certaines de vos analyses une dimension politique et déduire ainsi de vos propos — peut-être à tord même si je crois ne pas me tromper beaucoup, mais alors si j’ai tord c’est à vous de me dire en quoi — une certaine orientation politique, d’inspiration libérale, pour faire court. C’est bien entendu votre droit le plus strict que d’exprimer vos vues, et encore heureux !

      Enfin je voudrais préciser un de mes propos dont la formulation peut-être un peu alambiquée pouvait induire une mauvaise interprétation. Je me cite :  » … dénoncer politiquement un discours politique n’implique pas nécessairement, comme le pense M. Gauvin, que l’on se dispense nécessairement de l’emploi d’une argumentation technique pour affirmer un choix politique concernant un problème particulier ou général. »

      Par là je ne signifie nullement que pour s’adresser aux politiques il faille se dispenser d’arguments techniques. Au contraire, si vous le lisez bien, je laisse toute sa place à l’expertise. Faire de la bonne politique c’est employer des arguments fondés sur ce que l’on croit être la réalité et la vérité, or pour parler d’une réalité il faut bien faire référence à des éléments techniques.

      Ce que je critique, c’est seulement l’idée que l’on puisse faire de l’expertise sans que celle-ci ait d’emblée une portée politique surtout s’agissant de points de vue exprimés publiquement dans la sphère médiatique.

      Sincèrement.

    4. Avatar de Moi
      Moi

      Mr Gauvin, quelle est votre position sur la spéculation exactement? C’est cela qui m’irrite et me fait penser à un double-jeu. A moins que je ne comprenne mal ce que vous dites, donc je vais résumer à la serpe et vous me direz, peut-être, ou je me trompe:

      1) vous dites que les politiques nous prennent pour des imbéciles car ils ont empêché que la loi n’interdise les paris spéculatifs. (mais sous quelles pressions?)
      2) mais ensuite vous nous dites que vous n’êtes pas favorable à ce que la spéculation soit interdite et vous défendez les spéculateurs (avec des arguments populistes, comme la défense du petit épargnant).
      3) Tout cela en vous cachant derrière la pseudo-neutralité de la technicité du droit.

    5. Avatar de FabienF
      FabienF

      @ ALAIN GAUVIN
      Je suis désolé de vous avoir froissé, en me « réjouissant (apparemment) de vous voir défendre la cause des vilains ». Je n’ai rien contre vous ou votre profession (mon amie est elle-même avocate, et nous avons souvent des débats très enrichissants a propos de son travail). Mais par contre, j’apprécie beaucoup la réflexivité, et les changements de perspective. C’est pourquoi je me suis intéressé a la sociologie du Droit, et ai vivement recommandé la lecture de cet ouvrage a ma copine. Elle a elle même reconnu que sa formation au Barreau ne lui avait pas assez donne d’éléments (historiques et anthropologiques) pour appréhender son activité de manière réflexive. Du coup, nos discussions tournent souvent autour d’une certaine forme de positivisme juridique, dont le Saint Graal serait la « neutralité axiologique » évoquée par Jean-Claude Michea dans son Empire du Moindre Mal (qu’elle a d’ailleurs beaucoup apprécié, et je me permets donc de vous en conseiller la lecture).

      Je me permets de copier/coller une recension de l’ouvrage par Sylvain Dzimira du M.A.U.S.S (désole, je dois être des ces gens qui guettent le moyen de placer un bon mot trouvé dans « la philo en 10 leçon » ou « l’histoire pour les nuls »):

      C’est bien connu, l’enfer est pavé de bonnes intentions : la morale et la religion censées faire tenir les hommes ensemble les ont conduits à de multiples guerres, religieuses et civiles. Ces guerres ont fini par avoir raison de l’homo religiosous ou de l’homo moralis que les hommes pensaient-être, au profit d’une nouvelle vision d’eux-mêmes qui les définit comme d’abord soucieux de sauver leur peau et leurs biens. Cela laissait a priori assez mal augurer du monde commun qu’ils allaient pouvoir construire. C’était sans compter sur le libéralisme, dont toute l’ambition, soutient Jean Claude Michéa, consiste à défendre l’idée que leur souci exclusif de leurs intérêts de conservation et de possession est un « moindre mal », comparé à leur « tentation morale » ; mieux, même : que le marché dans l’ordre économique – l’accumulation de richesses matérielles (vision de Droite)-, et le contrat dans l’ordre juridique – l’accumulation des Droits (vision de Gauche)-, vont leur permettre de satisfaire efficacement leurs intérêts, et ainsi, d’atteindre le bonheur que leur ont interdit les guerres civiles et de religions. À condition qu’ils adoptent un relativisme strict, i.e. qu’ils s’interdisent tout jugement au nom d’une quelconque morale, et, finalement, qu’ils s’en tiennent à une démocratie purement procédurale. (Et à condition, encore, qu’ils veuillent bien ressembler à des homo oeconomicus … ).

      Le libéralisme n’était pas loin de tenir sa promesse du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. D’ailleurs, ne l’a-t-il pas tenu au moins partiellement ? C’est que, relève J.-C. Michéa, il reposait encore sur des éléments de la morale de l’ancien temps, comme le sentiment de loyauté, qui rend tout simplement possible les affaires. Mais au stade avancé auquel est aujourd’hui arrivée la société libéralisée, une mutation s’est opérée, qui risque fort de se retourner contre le monde que le libéralisme a façonné : le marché et le droit ont été érigés en morale – alors même que le libéralisme était censé nous prémunir de la morale – expulsant – ou presque – les derniers éléments de la common decency orwelienne (le sens de l’amitié, de l’entraide, de la réciprocité, de la loyauté…) qui nous permettaient encore de faire société, et en particulier de nous faire plus ou moins efficacement marchands et contractants. Bref, nous ne sommes pas loin de n’être plus que des « homo tractacus juridico-oeconomicus », i.e. des hommes et des femmes reliés par un marché impersonnel, se livrant des batailles à coup d’avocats et au fond assez peu soucieux du bien commun, ce qui n’est pas sans poser problème pour notre démocratie. Alors que nous sommes sur le point d’avoir réalisé la mutation anthropologique censée nous mettre sur la voie du plus grand bonheur du plus grand nombre – notre ressemblance toujours plus grande à l’ homo oeoconomicus -, c’est la démocratie elle-même qui est menacée.

      Ce qui est regrettable, c’est que j’ai par ailleurs assez apprécié vos posts, car je n’ai rien du tout contre les arguments techniques. Ils sont mêmes toujours les bienvenus. Mon seul problème est qu’il me semble qu’en ces temps sombres, nous avons besoin bien plus du retour de la Morale (la « common decency » de Michea) (donc a priori de Politique) que du Droit. Au risque, j’en suis conscient (mais je suis jeune et con), de laisser places a de « dangereuses » idéologies que la prétendue Modernité voulait avoir définitivement éradiquées.

      En espérant continuer de vous voir nous prodiguer vos éclairants éclaircissements sur les arcannes de notre système juridique…
      Mais a quand un billet réflexif sur la place du Droit dans notre société, de sa finalité, et des ses experts ?

      Respectueusement,

    6. Avatar de Alain A
      Alain A

      A vous 6 !

      Ah quel bel échange! Ce n’est pas du tennis mais au terme d’un aussi bel échange, comme à Roland Garros, je me permets d’applaudir les « joueurs » et ce indépendamment de qui a marqué le point (ici, ce dernier détail n’a vraiment aucun sens: le but n’est pas dans le résultat ou le sommet atteint mais dans le chemin parcouru et la manière de l’avoir fait…).

      Si je peux me permettre d’ajouter mon grain de sel: M. Gauvin, quand vous avez parlé en juriste du soutien des politiques à la spéculation en la distinguant des autres paris, j’ai senti un grand élan de soutien à vos thèses juridiques. Mais quand vous aborder la question des fonds vautour sans le préalable de la dénonciation vigoureuse de ce sur quoi le droit s’applique là, vous vous exposez évidemment à de dures critiques. La dette des Etats du Tiers-monde, lorsqu’elle est analysée en dehors des financiers qui en profitent, est décrite comme une dette odieuse, par laquelle des prêteurs du nord ont retiré entre 3 et 10 fois la valeur du prêt initial, souvent retourné dans les banques suisses par le biais du compte numéroté du dictateur local et que les peuples doivent alors rembourser aux dépens de leur survie pure et simple. Odieux, odieux, cent fois odieux.

      Alors essayer de donner une justification « biologisante » (éboueurs de la finance) aux fonds vautours, c’est un pari perdu d’avance.

      Les héritiers des seigneurs pillards ont élaboré des lois iniques, avec des sanctions léonines… Les juges qui les appliquent restent dans le cadre de leur strict devoir de juriste mais on pourrait se demander si l’on est pas là dans un exemple de la logique des expériences de Milgram: la soumission à une autorité supérieure pour s’autoriser à accomplir des actes barbares. Non décidément, même un écologue convaincu du rôle nécessaire des charognards ne parvient pas à les trouver sympas…

      Ceci dit, M. Gauvin, votre point de vue est absolument nécessaire sur ce blog, votre vision respectable et enrichissante. Elle est seulement peut-être marquée par votre appartenance à un groupe socio-professionnel particulier, tout comme la majorité de ceux qui interviennent ici partagent une certaines vision critique et distancée des systèmes dominants. Frottons et refrottons nos idées, cent fois sur le blog remettons notre ouvrage et il n’en sortira que du meilleur, pour les uns et pour les autres.

      AA

      PS: je constate, sans surprise, que je suis comme toujours en phase avec les idées de PYD et surtout sur sa façon de les exprimer avec douceur et clarté.

  2. Avatar de espagnoux
    espagnoux

    bonjour M Gauvin, ravi de lire vos analyses, pragmatiques et sans émotions stériles ..comme une bouffée d’oxygène apportée par quelqu’un qui sait de quoi il parle…

    1. Avatar de ALAIN GAUVIN

      Je ne peux évidemment pas rester insensible à votre agréable message et vous en remercie. Je ne cherche évidemment pas l’adhésion à mes idées, même si je suis ravi de pouvoir convaincre. Sur ce blog, il y a des contributions qui s’opposent radicalement à ce que je peux développer, et ces contributions me conduisent à sérieusement réfléchir.

      Mais il y aussi d’assez nombreuses réactions laissant penser que ce blog est parfois pris en otage par quelques uns heureux de placer un bon mot trouvé dans « la philo en 10 leçon » ou « l’histoire pour les nuls ». C’est assez dérisoire. Au début, c’est un peu surprenant, et puis ça devient amusant, on y prend même goût, ce dont il faudrait bien se garder car, du coup, on perd de vue le fond des choses.

      Bien cordialement,

    2. Avatar de David

      Voyez, Monsieur Gauvin… l argument d autorité contenu dans toute remarque technique vous est ici démontré grâce à une intervention amie.

      Nul besoin d argumenter quand on décide que les uns savent de quoi ils causent et les autres, non.
      C est une démarche qui interdit toute contradiction saine. Et surtout les contradictions venues d en bas.

      Or, cette manière de fonctionner nous a conduit dans la crise que nous connaissons. Les techniciens savent de quoi ils causent mais leur horizon est réduit en raison même de leur technicité. Le Pont de la Riviere Kwai est une magnifique histoire au sujet de ce phénomène. On se préoccupe de construire un pont, on se préoccupe de technique, en faisant fi des finalités, en faisant fi des objectifs et de leur satisfaction. C est une folie humaine assez caractéristique d un certain esprit occidental. Techniciste.

      Quant à dénoncer les ruses de communication des hommes d État, cela me semble, vous m en excuserez, tout aussi vain que de dénoncer le désir d argent des fonds criquets. C est dans la nature de leur fonctionnement, la nature de la structure démocratique.

      Enfin, il existe sans doute une forme de communauté de réflexion qui réunit les gens sur ce blog, mais j imagine qu il en va de même dans toutes les communautés qui tendent à constituer des modes de réflexion communs qui soudent ladite communauté. Je suis convaincu que l on doit retrouver dans la communauté des avocats d affaire des manières communes d envisager le monde et ses structures.

      Bien cordialement,

      David

    3. Avatar de Martine Mounier
      Martine Mounier

      @Alain Gauvin

      Juger l’entièreté historique de ce blog à l’aune des seules réactions concernant vos récents billets est non seulement quelque peu agaçant, mais aussi très injuste. Si vous tenez, ce qui est légitime, à une certaine qualité de regard à votre égard, il serait bon que vous en usiez de même vis-à-vis du blog de Paul Jorion.

      Je vous dis cela très librement, et ce d’autant que j’ai exprimé un avis divergeant avec la majorité des intervenants sur ce fil, me trouvant, une fois n’est pas commune, en désaccord relatif avec quelqu’un dont j’apprécie régulièrement l’opinion.

  3. Avatar de ALAIN GAUVIN

    Réponse brève à Juan Messy

    Essayez de vous détacher de l’envie de donner des leçons pour soulever de vraies questions et nourrir d’utiles réflexions.

    1. Avatar de juan nessy
      juan nessy

      J’allais le dire .

  4. Avatar de ALAIN GAUVIN

    REPONSE A FABIEN (12 mars 2010 à 01:18). Merci Fabien pour cet intéressant message. Je suis bien d’accord qu’à l’école du barreau, l’enseignement d’une discipline « moins technique », plus profonde, serait nécessaire, soulevant des questions du type « qu’est ce que le droit? une norme? » Ou encore, est-il légitime qu’Etat se soumette à un contrat tel une personne de droit privé, alors que les enjeux sont d’une toute autre nature? (d’ailleurs, certains d’entre vous n’ont pas manqué de soulever cette intéressante question en réaction au sujet de mon article sur les fonds vautours).

    On enseigne à des étudiants de 1ère année la philospohie du droit, l’histoire du droit, etc.. Ce sont des matières essentielles. Mais elles sont séchées par la plupart des étudiants, sans doute en raison d’une maturité insuffisante. Peut-être conviendrait-il d’enseigner ces matières en 3ème cycle, et de façon obligatoire. Mais on se heurtera à ce courant qui veut que l’université spécialise les gens, ce qui, je pense, est une hérésie. C’est un autre débat, mais je pense que l’université est d’abord fait pour former des gens sachant raisonner. C’est au professionnels que nous sommes de prendre nos responsabilités et de spécialiser (sans faire de nos collaborateurs des avocats « mono-produits ») ces étudiants qui intègrent nos cabinets.

    Votre message est intéressant car il montre bien toute la frustration que vous, et d’autres bloggeurs, peuivent ressentir à me lire sur un plan purement technique. Croyez bien que je n’y suis pas indifférent.

    Le bien nommé « Moi dit » m’accuse de me cacher « derrière la pseudo-neutralité de la technicité du droit. » C’est très crétin de dire ça (pas sûr du coup que le modérateur laisse passer ce message). Franchement, qu’ai-je à cacher? Mon identité vous est connue, ma profession, il suffit d’aller sur google pour savoir ce que je fais exactement. « Moi dit » ferait mieux de se taire. Je répète: si j’ai rédigé mon article dans LA TRIBUNE en me limitant sur un plan strictement juridique, c’est pour ne pas prêter le flanc à la critique facile – non technique. Je maintiens, sans prétention, que mon argumentation est imparable.

    En revanche, certains, comme vous, me font beaucoup réfléchir. Lorsque je dit: un Etat qui ne paie pas n’est pas une victime, c’est une personne qui ne tient pas promesse; on me rétorque: ok, mais que dire d’un système qui admet qu’un Etat puisse se retrouver dans une telle situation de défaillance face aux marchés? Et là, je suis invité à me situer plus en amont de ma réflexion initiale. Ca m’intéresse d’autant plus que je mène une réflexion sur la légitimité des agences de notation à noter les Etats. D’ailleurs, j’ai écrit un article à ce sujet, impossible à publier en France, même auprès de bien pesants tel que « Marianne », du coup je l’ai publié au Maroc!

    Bien cordialement,

    1. Avatar de Moi
      Moi

      Ben, vous voyez, ça a passé la modération.

      « si j’ai rédigé mon article dans LA TRIBUNE en me limitant sur un plan strictement juridique, c’est pour ne pas prêter le flanc à la critique facile – non technique. »

      Vous n’arrêtez pas de vous plaindre que l’on vous fait ici des critiques faciles, non techniques et vous dites simultanément que vous vouliez éviter de prêter le flanc à cela?
      Bon, j’arrête là.

  5. Avatar de David

    Vous dites : mais que dire d’un système qui admet qu’un État puisse se retrouver dans une telle situation de défaillance face aux marchés?

    En effet, la convergence entre certains constats techniques et des idées plus politiques se situe ici.

    Comment se fait-il que les marches ait si mal régulé les dettes publiques ? Mon point de vue rejoint l analyse juridique sur la notion de faillite. C est parce que, contrairement à une entreprise, un État ne peut pas vraiment se retrouver en cessation de paiement. Il y a toujours, au bout du compte, un citoyen à traire ou à exploiter, un homme à qui faire payer la gabegie des acteurs prives ou publics.

    En somme, les dettes publiques sont un moyen de fabriquer une rente absolument sûre, ou quasi. En ce sens, les dettes publiques constituent le blanc-seeing donnes aux acteurs financiers dans leur prise de risque. Les dettes publiques sont le refuge qui interdit aux marches financiers de s auto-reguler.

    Voilà pourquoi, à titre personnel, je pense qu il faut sortir les dettes publiques des marches financiers et inventer autre chose, les concernant, pour les réguler. Pourquoi pas un financement par de la souscription via l épargne nationale des citoyens de chaque pays exclusivement, ce qui aurait le mérite de rendre les citoyens pleinement responsables des risques/choix budgétaires de leur Etat, et des limites mises à ces risques/choix. C est d ailleurs un modèle quasiment déjà mis en place de fait au Japon.

    En outre, cela pourrait permettre aux marches financiers de continuer à exister selon des modalités qui permettrait une meilleure auto-regulation – sans minorer le besoin de régulation tout court.

    Et ici, il ne s agit pas de morale, mais bien de technique.

    Bien cordialement.

    David

  6. Avatar de ALAIN GAUVIN

    Réponse à Martine Mounier. Belle contribution.

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