L’actualité de la crise: interdit d’interdire ?, par François Leclerc

Billet invité.

INTERDIT D’INTERDIRE ?

En ces temps de célébration outrancière de l’adoption de la loi de régulation financière américaine, qui donne lieu à des envolées destinées à être vite oubliées, et qui laisse sur leur faim ceux qui ont un moment cru que, pour s’être fait une si grande frayeur, les Américains réagiraient de manière conséquente, une simple question s’impose.

Qu’est ce qui est le pire dans cette situation ? Que les portes du casino aient été laissées ouvertes, au prétexte de réglementer en chipotant son accès, ou bien que se poursuive la vaine quête du truc miraculeux qui contiendra un risque systémique que l’on ne sait toujours pas par quel bout pendre  ?

Car ce qui est frappant, dans ce paysage qui ne peut devenir que plus désolé, en dépit de toutes les fausses assurances qui s’épuisent les unes après les autres, c’est que l’on en revient toujours à la même étonnante approche restant à la surface des choses.

Jamais il ne s’agit de remédier aux origines du cataclysme, dont la recherche est tout simplement oubliée. L’objectif limité et inatteignable reste d’essayer de l’endiguer, le jour inconnu où il surviendra à nouveau, à l’endroit méconnu où il se manifestera, selon des mécanismes dont on sait par avance qu’ils seront déroutants, car imprévisibles. Car c’est tout ce qui a voulu être retenu.

Ce qui est étonnant (façon de parler), c’est que cette hésitante problématique – déjà en soi contestable pour s’attaquer aux causes et non aux effets – n’est pas jointe à la lancinante question sur laquelle butent les meilleurs de nos dirigeants : comment sortir de la crise actuelle ? Alors que l’une et l’autre appellent des solutions communes, auxquelles il est tourné le dos avec la plus farouche détermination. Ou la plus grande ingénuité, si l’on veut rester charitable.

Il n’est donc pas question d’interdire – ce mot du diable dans le monde de la finance – mais d’élever des digues, sans savoir ni quelle devra en être la hauteur, ni où elles pourront se fissurer et se disloquer sous la pression. En application de la théorie du bouchon, celui qui est sensé hermétiquement fermer la faille par laquelle se répandront irrésistiblement les produits toxiques de demain. A moins qu’avant même que cela puisse survenir un nouvel épisode de la crise vienne à nouveau menacer de tout mettre par terre.

Telle une coïncidence de l’histoire que nul auteur de fiction n’oserait inventer de crainte qu’elle ne détruise son histoire, cette théorie trouve une autre illustration avec le fameux entonnoir qui a pour objet d’éviter une pollution océanique majeure, que l’on compare par son ampleur et ses risques potentiels à l’excursion de Tchernobyl, il y a presque un quart de siècle. Les catastrophes sont guillerettes, si l’on en croit les mots qui servent à en parler.

A l’ère des grandes pandémies anxiogènes qui se succèdent, ou des dérèglements et des pénuries qui s’additionnent – le Sida et le diabète, le réchauffement de l’atmosphère et le partage de l’eau potable – le cancer financier est en train de tout supplanter. Avec lui, tout est contaminé puisqu’il est devenu l’arbitre incontesté devant lequel se prosternent les idolâtres en mal de sacrifices humains à grande échelle. Quelle marche arrière toute dans l’histoire !

Afin de calmer sa colère et autant que possible s’en prémunir, c’est à qui rivalisera d’invention et de créativité pour mieux concevoir ce bouchon, ce coussin comme certains préfèrent le désigner pour lui donner une apparence confortable, car il n’est rien de plus douillet pour une bonne assise. Depuis Bâle, qui est en passe d’acquérir une renommée hors d’un milieu qui s’en serait bien passé, les échos lointains de la mère des batailles nous parviennent.

Comme des chiffonniers, les plus grands financiers de la planète, banquiers centraux d’un côté et mégabanquiers privés de l’autre, unis par un sort commun autour d’une table que l’on devine ronde, poursuivent dans des enceintes préservées de toute intrusion démocratique leur discussion sur l’avenir du monde. Avec comme sujet unique les caractéristiques du bouchon qu’il va falloir poser, précautionneusement, par essais successifs. Afin de vérifier que son poids, qui fait l’objet de toutes les attentions, en sera supportable, tellement les structures qui sont destinées à en être munies sont fragiles et leurs propriétaires ne veulent pas être distraits de leurs occupations.

Afin de parfaire son design, les idées fusent. Hier, c’étaient les CoCos qui tenaient la corde. Ce sont des obligations contingentes convertibles destinées à connaître une étrange mutation. D’emprunt, elles devenaient automatiquement actions (renforçant les fonds propres), suivant un mécanisme restant à définir. C’est là que le bât blessait, car quel indicateur et quel indice devaient être choisis pour déclencher la mutation salvatrice prévue dans les comptes de l’établissement muni de ce nouvel instrument financier ?

Cette question renvoyait aux discussions, en cours à Bâle, sur ces mêmes comptes disparates et douteux, qu’elle alimente, butant également sur un fort délicat problème : comment se prémunir d’un danger dont on ne sait pas comment il va se manifester et les chemins qu’il va emprunter  ? La seule réponse possible était de frapper fort, mais elle est en train d’être remise en question. Avec les Cocos, en tout cas, on reculait pour mieux sauter.

Ue autre invention est alors venue à la rescousse, grâce à l’imagination fertile des megabanquiers. Continuant d’écarter l’idée inconvenante selon laquelle les actionnaires devraient faire face à leurs responsabilités (au nom précisément de leur responsabilité d’actionnaire), prenant en compte qu’il n’était pas de bonne politique de se reposer à nouveau sur les fonds publics (d’autant que ceux-ci ne donnent pas l’impression de pouvoir être une nouvelle fois mis à contribution, vu leur fâcheux état), ils ont sorti un nouveau gadget de leur poche.

Ce seraient toujours les créanciers qui seraient mis à contribution. Mais, à la différence des CoCos, qui s’appuyaient déjà sur cette idée, la mutation que les nouveaux titres financiers étudiés subiraient ne résulterait pas d’un processus automatique et décidé à l’avance – avec tous les pièges que cela comporte – mais ferait l’objet d’une décision du régulateur, le moment venu.

Dans un monde où les banques centrales vont également être en charge de la régulation financière, comme cela se présente aux Etats-Unis et au Royaume-Uni – les deux principaux centres financiers internationaux – ce sont elles qui appuieraient sur le fatidique bouton. En application de cette idée simple que le prêteur en dernier ressort serait naturellement le mieux placé et le mieux informé pour être le surveillant en chef. A condition qu’il voie venir le coup, font déjà remarquer certains esprits chagrins, qui font observer que ce n’a pas été le cas la dernière fois.

Voilà nos banques centrales, déjà en passe de voir considérablement s’élargir leurs missions – de jure après que cela ce soit instauré de facto – investies de l’équivalent du déclenchement de l’arme suprême, en possession de la petite valise qui ne les quittera jamais.

Jamais contentes, les megabanques font encore les difficiles. Elles ne voudraient pas que les investisseurs réclament, pour le prix de la mutation de leurs actifs qu’ils n’auraient pas décidé, ainsi que pour les risques que cela leur ferait encourir, une trop forte rémunération. Surenchérissant le coût du capital à l’arrivée et diminuant d’autant sa rentabilité, alors qu’elles doivent déjà se résigner à réduire leur voilure.

Ces mécanismes d’horloger sont donc si délicats que leur réglage en devient impossible. A l’image de ces sociétés de haute technologie qui présentent de fortes et paradoxales vulnérabilités pouvant les mettre brutalement à terre. Comme une bête fuite sur le circuit de refroidissement d’un réacteur, faisant disjoncter par une réaction en chaîne qui n’a rien de nucléaire tout le réseau d’alimentation électrique d’une région, ou même d’un pays. Ou un virus malin qui pourrait en le saturant planter tout un quelconque système informatique stratégique.

Témoin de la révolution d’Octobre en Russie, un Américain nommé John Reed écrivit alors « Dix jours qui ébranlèrent le monde », un ouvrage célèbre et peu clairvoyant qui lui valut, entre autre, des funérailles nationales à Moscou en 1920. Nous vivons un nouvel ébranlement, une bien plus grosse secousse cette fois-ci, ressentie dans le monde entier, dont les origines sont fort différentes mais plus préoccupantes. Dont la réplication n’étonnerait pas outre mesure.

Il ne s’agit plus de la fin d’un régime tsariste régnant sur une nation de paysans pauvres et attardés, qui n’a accouché que d’une monstruosité. Mais de l’implosion d’un système financier sophistiqué, au coeur même de ce que le monde pouvait revendiquer de plus accompli, dont l’acte de décès avait été prématurément signé en 1917. La suite n’est pas écrite.

L’idée, à laquelle beaucoup se raccrochent pour ne pas en venir à considérer l’impensable (ou l’indicible), selon laquelle ce système va finir par trouver en lui-même les ressources de se réformer, demande à être démontrée dans les faits. Le chemin qui y mènerait n’est pas encore trouvé. Le risque est que nous partagions son sort, tel un noyé qui se débat et coule son sauveteur.

Nous assistons à un triste détournement de l’inoubliable il est interdit d’interdire, tout à la fois libérateur, rageur et ironique quand il a été lancé en Europe, avec pour origine le grand élan et exemple de la jeunesse américaine face à la guerre du Vietnam.

Un autre bouchon que celui qui est laborieusement mis en place dans l’espoir de contenir le risque systémique devrait sauter : le système même qu’il tente de faire perdurer.

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