L’actualité de la crise: elle tourne et elle rode, par François Leclerc

Billet invité.

ELLE TOURNE ET ELLE RODE

Après avoir sévi sous sa forme aiguë en Europe – où une pause prévaut actuellement – elle menace les Etats-Unis, hier présentés comme relevant les premiers la tête et aujourd’hui devancés d’une longueur par les Européens. Comment s’y retrouver se lamentent les chroniqueurs à la mode d’antan ?

En Asie, les Japonais continuent d’être désespérément envasés dans une déflation endémique, tandis que les Chinois tentent de dégonfler leur gigantesque bulle financière immobilière, devenue noire et menaçante. Celle-ci, résultat de leur tentative de relance précipitée et massive, illustre par ses résultats malencontreux qu’ils continuent de dépendre de la poursuite de leurs exportations vers l’Occident. Ainsi, en interne, qu’un modèle de développement privilégiant la montée des inégalités.

Le développement de leur marché intérieur est décidément une entreprise de longue haleine, auquel ils ont tourné le dos en s’inscrivant dans la logique de la globalisation, et qui nécessitera des remises en cause dont on peut se demander s’ils seront en mesure de les accomplir, vu les intérêts en jeu. Ce n’est pas un problème propre à la Chine, il est partagé par toutes les puissances émergentes.

On ne peut toutefois pas s’en tenir à cette vision du monde région par région. Si la crise ne se manifeste pas simultanément partout de la même manière, elle n’en est pas moins globale.

La tendance n’est pas à ce que le pôle de croissance asiatique tire irrésistiblement derrière lui le reste de l’économie mondiale, comme le voulait une autre vision angélique. Au contraire, les difficultés des uns se communiquent aux autres et pèsent sur eux. La globalisation exerce toujours ses effets, mais pas dans le sens de la sortie de crise. Dans l’attente de son prochain épisode aigu, on ne sait trop où et comment, elle se confirme sourde et installée, aucun des problèmes qui en sont à l’origine n’ayant été véritablement réglé, continuant d’être superbement ignorés. Petit à petit, l’idée s’insinue même qu’il va falloir en faire son parti et vivre avec, s’installer pour une période indéfinie dans un provisoire durable et détestable.

En Europe, l’alerte rouge est passée. La zone euro n’a pas éclaté, aucun pays n’a eu à restructurer sa dette publique dans l’urgence, le système bancaire n’a pas craqué, le fonds de stabilité n’a pas eu besoin d’être activé. Mieux, la croissance globale de la zone remonte, bien que faiblement et surtout très inégalement.

Il faut toutefois y regarder de plus près avant de chanter victoire, car la partie n’est qu’engagée. Les résultats à l’export obtenus par l’économie allemande ne font que renforcer les écarts économiques au sein de la zone euro. Ce qui, pour une zone monétaire, n’est pas exactement ce qui devrait être recherché si l’on voulait la renforcer. Par ailleurs, les pays qui étaient menacés par la crise obligataire, et se sont engagés à marche forcée vers la réduction de leur déficit, font déjà face une forte détérioration de leur situation économique et sociale. Accréditant l’idée qu’une restructuration de leur dette s’imposera vraisemblablement dans les deux ou trois ans à venir.

L’accalmie qui prévaut sur le marché obligataire, aboutissant à une baisse des taux des pays les mieux dotés, ne doit pas masquer que les taux consentis par les autres pays aux seigneurs les marchés restent très élevés, pesant sur le service de la dette et renvoyant au risque de restructuration précédent. Cette dynamique vers le bas n’est pas brisée, d’autant que les retombées effectives de la croissance allemande vers les pays émergents risquent d’être limitées en Europe. Et que ces résultats sont fragiles. L’imbrication dette privée-dette publique, ainsi que le cumul des deux, restent le problème numéro un de l’Europe, qu’aucun répit passager ne peut effacer.

Enfin, le rôle apaisant qu’a joué la Chine sur le marché de la dette publique ne doit pas être ignoré, car ce sont ses acquisitions, notamment de la dette espagnole, qui ont contribué à la souscription des récentes émissions. La BCE pouvant fortement réduire ses interventions pour cette raison et non parce que les choses rentrent dans l’ordre, comme elle le prétend en brouillant les pistes.

Les Chinois n’ont en effet aucun intérêt à laisser se poursuivre la baisse de l’euro, qui pourrait restreindre leurs flux d’exportation vers le marché européen, et encore moins à un rebondissement de la crise qu’a connu la zone euro, qui pourrait la déstabiliser brutalement. Enfin, ils poursuivent avec persévérance leur objectif stratégique de diversification de leurs avoirs. Comme ils viennent de le faire de manière spectaculaire avec le yen japonais, ils acquièrent également des euros afin de ne pas accentuer leur dangereux tête à tête avec le dollar. Car ils font l’analyse que c’est celui-ci qui est à terme prioritairement menacé de dévalorisation, ce qui les atteindrait particulièrement vu la masse de leurs avoirs dans cette monnaie.

Décrire ainsi la situation, c’est reconnaître que la Chine a déjà largement en mains – de facto – les clés du système monétaire international, pour la simple raison qu’elle continue d’amasser de gigantesques surplus et dispose des plus grandes réserves monétaires. Ce qui n’est pas parti pour changer, au rythme qui est actuellement constaté d’accroissement de ces dernières. Les dirigeants chinois sont donc à la manœuvre, après avoir formellement abandonné le peg (la cheville) – la parité fixe entre le dollar et le yuan – tout en limitant drastiquement les variations de change de la monnaie du peuple (le renminbi, 元人民币).

Dans ces conditions, le moment viendra inévitablement où ils pourront faire valoir avec succès la nécessité d’engager sans plus tarder la réforme du SMI (système monétaire international). Elle bouleversera en défaveur du dollar la donne, sanctionnant les nouveaux rapports de force économique mondiaux. Les dirigeants chinois ont déjà annoncé qu’ils entendaient procéder avec prudence et progressivement, afin de ne pas jouer contre eux en précipitant une crise américaine qu’au contraire ils redoutent.

Mais revenons en Europe. Si les échéances ne sont plus immédiates, cela ne signifie pas qu’elles ont été repoussées très loin dans le temps.

Que 15 à 20% des commerces de la région d’Athènes aient été contraints dans les dernières semaines à la fermeture, pour ne prendre que cet exemple frappant, illustre l’ampleur du recul économique que connaît le pays, résultat de la baisse du pouvoir d’achat et de la hausse de l’endettement du commerce de détail. La semaine dernière en visite d’inspection sur place, le groupe des experts de l’Union européenne et du FMI a indiqué que la contraction de l’économie allait atteindre 4% en 2010 et, toujours selon les prévisions, se réduire de 2,5% supplémentaires en 2011, alors que l’inflation devrait atteindre 4,75% à la fin de cette année. Le taux de chômage officiel a en conséquence atteint 12% en mai dernier, 32,5% des jeunes de 15 à 24 ans sont désormais sans emploi. La réduction du déficit est par contre dans les clous, se sont félicités les mêmes experts. Combien de temps le pays pourra-t-il résister à ce traitement  ?

Le gouvernement espagnol vient pour sa part d’annoncer qu’il prendrait, si nécessaire, des « mesures additionnelles » d’austérité pour atteindre son objectif de réduction des déficits. Car ses propres prévisions sont considérées comme optimistes par le FMI et la Banque d’Espagne. Elena Salgado, la ministre de l’économie, vient encore une fois de marteler que la réduction du déficit restait « la priorité numéro un». C’est que si en façade la crise espagnole est contenue, c’est autre chose quand on retourne les cartes.

Les banques espagnoles ont actuellement emprunté un montant historique de 130,2 milliards d’euros à la BCE, quasiment la seule source accessible de financement, les marchés continuant à leur être largement inaccessibles. Cela représente 30% des encours de la BCE dans la zone euro. Javier Ariztegui, gouverneur délégué de la banque centrale d’Espagne, avait en avril dernier déclaré que cette situation de dépendance ne pouvait pas durer éternellement, c’est toujours largement le cas. Ainsi, lorsque BBVA, pourtant l’un des deux fleurons du système bancaire espagnol, s’est rendu le mois dernier sur le marché obligataire pour y chercher 2 milliards d’euros, la banque n’y est parvenue qu’au prix d’un rendement très élevé.

L’Espagne reste donc suspendue en l’air, et avec elle la zone euro. Une affaire d’une autre dimension que la Grèce et qui pourrait déraper à plus court terme.

Au Royaume-Uni, George Osborne, le ministre des finances, essaye de débloquer le crédit bancaire en faveur des PME, afin que ces entreprises contribuent à relancer la machine économique toujours en panne. Par delà les communiqués diplomatiques de l’Association des banques britanniques (BBA), qui reconnaît que ses membres ont « un rôle collectif à jouer » – voulant dire que chacune d’entre elle ne peut être tenue responsable de ne pas y contribuer – un groupe de travail portant sur le financement de la reprise du secteur privé et regroupant les patrons des six principales banques du pays mène une réflexion à ce sujet, en vue de présenter ses conclusions au gouvernement en octobre prochain.

Sans surprise, mais non sans perplexité, on apprend que la principale piste qui est proposée, hors la relance des exportations via des mécanismes financiers de soutien à celle-ci (à laquelle la baisse de la livre apporte sa contribution), est la relance du marché de la titrisation… Ce qui n’est pas spécialement de bonne augure, étant donné que la titrisation est dans l’ensemble du monde financier occidental quasiment au point mort et que personne ne sait comment et à quels coûts elle va pouvoir reprendre. Certainement pas de manière aussi flamboyante qu’avant la crise, en tout cas, considèrent les analystes qui gardent les pieds sur terre.

George Osborne, chancelier de l’échiquier, et Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, se sont tout dernièrement étonnés du fait que les banques britanniques ne prêtent pas davantage aux PME, bien qu’ayant renoué avec les bénéfices cette année. C’était faire peu de cas de la logique dans laquelle elles inscrivent leur activité, avant tout préoccupées par le rendement de leurs propres fonds propres, ainsi que par la recherche d’opérations plus rentables et moins risquées sur les marchés financiers que de prêter aux PME britanniques. Elles sont donc prêtes à l’envisager, à condition de pouvoir se défausser du risque, d’où leur intérêt pour la titrisation.

Faute d’une relance de cette dernière – un marché que les investisseurs abordent désormais de manière plus que circonspecte pour avoir été durement échaudés, craignant d’importants taux de défaut des collatéraux en raison des perspectives économiques ambiantes – il est en effet peu vraisemblable que la machine à faire de la dette puisse être relancée, et avec elle l’économie qui en est devenue totalement dépendante par manque de fonds propres. C’est sans doute le cercle vicieux le plus redoutable auquel le capitalisme financier doit faire face.

En Allemagne, nouveau miracle encensé par les commentateurs, le niveau des exportations a retrouvé celui d’avant la crise. Entraînant une hausse des excédents commerciaux et de la balance des comptes courants. Le miracle a une explication qu’il faut chercher principalement en Asie, où la demande en machines-outils, voitures haut de gamme et produits chimiques s’est brutalement réveillée. Le taux de croissance de l’économie allemande s’est en conséquence élevé de 2,2% au second trimestre par rapport au premier. Ce qui a diminué le chômage partiel subventionné par l’Etat, mais pas amélioré le niveau de vie individuel des Allemands, sur lequel la hausse des prix et le coût de la santé pèsent.

Quant à elle, la situation politique empoisonne le climat, depuis la baisse qui se poursuit de la popularité d’Angela Merkel jusqu’aux dissensions qui continuent de se faire jour au sein de la coalition au pouvoir. Elle ne cesse de perdre du terrain dans les sondages électoraux. Le plan d’économies budgétaires en vigueur a épargné les plus aisés et fait peser le poids de l’austérité sur les classes moyennes, déjà lourdement mises à contribution durant ces deux dernières décennies. Paradoxalement, en raison des résultats économiques enregistrés, la situation se tend dans le pays.

Il a été relevé que ces performances reposent, pour une part significative, sur la vente de BMW, Audi, Daimler et Mercedes haut de gamme aux clientèles les plus fortunées des pays émergents, un marché qui n’est pas extensible à l’envi. 120.000 BMW seront cette année vendues sur le marché chinois, environ 10% de la production mondiale de la marque.

Les milieux d’affaire allemands expriment leur inquiétude face à cette nouvelle dépendance des exportations vis à vis de la Chine, dont la croissance tend à se tasser. Une situation de ralentissement général de la croissance, aux Etats-Unis et en Europe également, ne permettrait pas de répéter les performances actuellement enregistrées.

Voilà qui procure une image saisissante de la crise actuelle, au sein de laquelle les minorités plus fortunées se donnent la main sans considération du statut de leur pays d’appartenance, développé ou émergent : riches de tous les pays, unissez-vous!

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