Le prix, demain en librairie

Mon livre « Le prix » (Éditions du Croquant) sort en librairie demain. Il s’agit, comme Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009), d’un livre de longue haleine : il contient mes observations sur la formation de prix récoltées sur une période de trente-six ans dans les criées bretonnes, sur les marchés improvisés des plages africaines, dans les salles de marché des banques européennes et américaines. C’est donc un livre d’anthropologue. J’ai l’habitude de dire : « Je ne suis pas économiste », ici, j’ai dépassé cette perspective négative : je suis allé sur le terrain des économistes et j’ai dit : « La théorie des prix qui vous manque : la voici ! ». Il y a un an exactement, à Arc et Senans, un économiste assez agacé s’est précipité au tableau noir, a tracé deux courbes se croisant et a dit, se tournant vers la salle : « La formation des prix, c’est pourtant simple : là où l’offre et la demande se rencontrent ! » C’est si simple, que ce n’est pas comme ça que ça marche. J’ai hésité à lui dire : « Vous êtes sûr ? Vous avez jamais vérifié cela sur des chiffres ? » Je ne l’ai pas fait pour deux raisons. La première, c’est qu’il s’agissait du genre d’économiste qui m’aurait simplement pris pour un fou. La seconde, c’est que je connaissais la réponse : j’avais essayé de vérifier cela sur des chiffres et le verdict était simple lui aussi : ça ne marchait pas.

Merci à Jan Bruegel d’avoir peint un splendide marché aux poissons qui fait une non moins splendide couverture. Merci à Alain Oriot d’avoir fait de tout cela, un très beau livre.

P.S. : Vous me rappelez que vous aimeriez bien l’acheter. Vous pouvez en effet le faire ici.

J’ai reproduit ici, pour vous mettre en appétit, l’introduction de « Le prix » :

La vérité et le prix

J’ai consacré un livre à Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009). Cet autre ouvrage relève de l’épistémologie ou philosophie des sciences. Celui qui débute ici relève de l’économie politique ou de l’anthropologie économique. Les deux livres ne sont cependant pas sans rapport du fait que j’y applique essentiellement la même méthode. Ce qui m’autorise à le faire, c’est que les deux phénomènes, de la vérité et du prix présentent une structure identique ; la seule différence entre eux, c’est que la vérité s’exprime sur le mode du mot et le prix sur le mode du nombre. Si l’on parle de la vérité on parle du fait même de quelque chose qui fonctionne comme un prix et si l’on parle du prix on parle du fait même de quelque chose qui fonctionne comme la vérité. Il est permis de dire que le prix est la vérité des choses humaines exprimée en nombres et la vérité, le prix des choses humaines exprimé en mots.

La vérité et le prix jouent au sein de notre société des rôles parfaitement parallèles, nul à moins d’être fou ne met en question qu’une affirmation se situe par rapport à la vérité en étant soit vraie soit fausse, ni non plus qu’une chose ait un prix ; l’existence de la vérité et du prix sont donc « transcendantes » à notre culture, comme l’étaient autrefois Dieu ou la Loi.

Aristote explique la vérité et le prix à l’aide du même modèle : la proportion. Le prix émerge sans doute chez lui d’une proportion discontinue et la vérité d’une proportion continue, mais le modèle explicatif est identique: l’analogia ou proportion qui consiste dans l’égalisation de deux logon ou rapports ou raisons.

Un prix exige deux personnes, l’acheteur et le vendeur ; une vérité exige elle aussi deux personnes, les interlocuteurs, le philosophe du langage Austin écrivit un jour : « It takes two to make a truth » (Austin 1970 [1950] : 124). Dans la constitution de la vérité, des mots sont échangés et si un accord a pu être atteint sur la même phrase en sorte que les interlocuteurs puissent dire chacun séparément « je le crois », et les deux ensemble, « nous le savons », alors ils se seront constitués un savoir partagé ; celui–ci a forgé un lien entre eux et il y a désormais un peu de la personne de l’un dans la personne de l’autre. Ils pourront se rencontrer plusieurs années plus tard sans s’être vus entre–temps et seront étonnés de constater que leurs pensées se sont poursuivies pendant tout ce temps en parallèle comme s’ils avaient continué de créer de la vérité ensemble ; c’est ce que les physiciens appellent le principe de non–séparabilité lorsqu’il s’agit de particules élémentaires. Dans la constitution du prix, des nombres sont échangés et si un accord a pu être atteint sur un même nombre, alors de l’argent est échangé contre une marchandise (matérielle ou immatérielle) ; celui qui disposait de la marchandise se retrouve désormais avec de l’argent, celui qui possédait l’argent se retrouve désormais avec la marchandise ; l’échange a créé un lien entre ceux qui ont constitué un prix ensemble et ils auront à coeur de recommencer.

Le système de vérité de notre culture est appelé la Science, le système de prix de notre culture est appelé l’Économie. Nos sociétés modernes sont entièrement subordonnées à l’action conjointe de ces deux systèmes. Il y a très peu de choses dans nos sociétés qui ne s’expliquent aisément par la Science ou par l’Économie ou par les deux ensemble. Le savant qui produit la science a pris l’ancienne place du Sage, l’homme d’affaires qui produit le prix, celle du Guerrier ; quant à la place du Saint, il ne reste pas grand monde à vouloir l’occuper.

Aristote n’a pas dit tout ce qu’il est possible de dire sur l’Économie. Comment aurait–il pu puisque l’Économie de son temps fonctionnait très simplement ? En fait Aristote n’a consacré à l’Économie en tout et pour tout que quelques paragraphes dans un traité d’éthique mais il est possible en raisonnant de proche en proche à partir du peu qu’il en a dit de déduire les notions les plus subtiles de la théorie financière contemporaine tel le risque de réinvestissement ou le risque de crédit.

Sur la vérité, Aristote a écrit beaucoup de choses très utiles et sur la manière de produire du vrai à partir du vrai il a sans doute dit tout ce que l’on pouvait dire. Hegel affirmait à ses étudiants : « Aristote a été considéré comme le père de la logique, qui n’a fait aucun progrès depuis son époque » (Hegel 1972 [1829–30] : 594). Aristote n’a pas dit sur la vérité tout ce qu’il aurait pu en dire parce qu’il est resté muet devant l’objection des Sophistes selon qui il n’y a pas de vérité parce qu’à partir des mots on peut prouver tout et n’importe quoi. Le concept d’adhesio lui aurait permis de répondre quelque chose aux Sophistes mais il faudra attendre Thomas d’Aquin pour que quelqu’un énonce ce concept. Avec la vérité et l’adhésion on peut même se débarrasser du paradoxe du menteur.

Avant qu’il y ait création de vérité et création de prix, il n’y a pas d’histoire humaine du tout, si ce n’est une histoire naturelle de l’homme comme espèce parmi les espèces. Les hommes ont vécu longtemps sans penser à la vérité de ce qui est dit et sans attribuer de prix aux choses matérielles ou immatérielles. Tant que des choses sont dites sans que l’on se préoccupe de savoir si cela est vrai, on est obligé de se contenter de citer les ancêtres, et tant que les choses en surplus n’ont pas de prix on est obligé d’en faire cadeau – en espérant recevoir quelque chose en retour mais sans pouvoir en être trop sûr.

Le prix varie, la vérité aussi. L’histoire du prix peut être écrite, celle de la vérité également. Karl Marx pensait que si l’on écrivait l’histoire du prix on écrivait automatiquement aussi l’histoire de la vérité, mais il se trompait. La plupart des autres historiens ont cru que l’on pouvait écrire une histoire de la vérité sans se préoccuper du prix ; ils se trompaient tout autant, sinon davantage. À partir du moment où les hommes créent de la vérité et créent du prix, vouloir écrire une histoire qui parle de la vérité sans parler du prix ou qui parle du prix sans parler de la vérité est une erreur parce qu’il manque nécessairement à toute explication particulière, une de ses moitiés.

Et la réalité dans tout ça ? C’est très simple : comme j’ai pu le montrer dans La vérité et la réalité. Comment elles furent inventées, alors que le monde sensible a toujours existé, la Réalité–objective censée exister en arrière–plan de lui comme sa réalité plus réelle, a été inventée à la Renaissance par les premiers astronomes modernes. La « valeur » est née de la même manière comme la Réalité–objective du prix, seul visible et saisissable au sein du monde sensible. Et de la même manière que le monde sensible est en fait sa propre « réalité objective », et la Réalité–objective, un espace de modélisation, que l’on a fini par confondre avec du réel, le prix est sa propre réalité objective, tandis que la « valeur » n’est rien d’autre que l’idéal immuable qui lui fut inventé au sein de la Réalité–objective, parce que le prix lui, vibre de manière inquiétante.

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