Billet invité
Sylla a renouvelé en commentaire à Sortir la finance de la nuit conceptuelle une interpellation récurrente sur l’impact prévisible d’un étalon monétaire mondial sur la répartition du capital. En fait la proposition keynésienne du bancor est sous-tendue par une conception politique du capital qui définit les conditions et la nécessité de sa fluidité. La révolution keynésienne de l’économie politique consiste dans l’analyse du rôle de l’État de droit dans l’allocation du capital à la production de richesse et dans la définition des conditions monétaires publiques de l’optimalité de cette allocation au fil du temps.
Économie libérale schizophrène
Lors de la révolution industrielle et financière du XIXème siècle, s’est imposée l’hypothèse d’une dissociation utile et sans conséquence du capital physique investi dans le développement économique et du capital conceptuel représenté dans la Loi politique, les règles du calcul économique et la responsabilité financière. Cette hypothèse s’est imposée autant dans les mentalités que dans les faits puisque les théories économiques et juridiques se sont opposées entre nations distinctes et que les échanges se sont néanmoins développés par la circulation des marchandises dont la plus précieuse, l’or, a été reconnue comme unité de compte et de règlement des prix internationaux. Le libéralisme politique et la multiplicité des États ont progressivement nourri le libéralisme économique niant toute présence de l’État de droit dans une rationalité économique qui serait indépendante de la politique. Cette conception a bien été dénoncée comme cause fondamentale de la Grande Crise mais n’en a pas moins repris le dessus dès les années soixante-dix pour provoquer la grande crise actuelle du début du XXIème siècle.
Keynes est le premier grand théoricien du rôle de l’État dans l’économie. Mais son analyse de la régulation publique par la monnaie et la dépense collective a été déformée par la compétition des intérêts privés et particuliers à ne pas comprendre ce qu’est le bien commun. La proposition de Keynes logique avec toute son analyse du gouvernement de l’économie est la monnaie conjointement matière objective et concept subjectif. Keynes voit l’or comme un capital physique, comme une matière économiquement inerte qui ne correspond pas aux efforts humains de transformation de la matière pour produire des richesses. Il condamne vigoureusement le choix de son pays de revenir à l’étalon or après la Première Guerre. L’indexation de l’émission monétaire britannique sur une matière physique dont la quantité disponible est exogène à l’économie enferme le calcul économique dans un carcan inadapté à la finalité humaine des activités économiques. Keynes voit bien que limiter le crédit et la monnaie par un capital d’or qui est parti dans les mains étrangères en contrepartie de la victoire sur l’Empire allemand est la meilleure manière de déclasser définitivement son pays au profit des États-Unis. Figer les rapports économiques selon les bonnes ou mauvaises actions du passé lui paraît inepte.
Conditions de fluidité du capital
L’or, comme n’importe quelle autre matière physique particulière mesurable, ne se trouve pas nécessairement là où on en a le plus besoin, là où gisent les idées et les initiatives pour créer de la richesse. L’analyse de Keynes est fondamentalement que le capital conceptuel précède le capital physique dans l’anticipation qui engage la production de richesse. Ce n’est donc pas la répartition présente du capital physique qui doit déterminer le crédit par lequel on emprunte le prix à terme de la valeur économique à produire. La mesure conceptuelle du capital qui représente la valeur anticipée des projets de richesse que les hommes croient pouvoir réaliser doit activer le capital physique ; elle doit justifier la mobilisation des matières physiques par le plein emploi du travail humain d’intelligence de la valeur. L’or ou tout autre matière physique ne peut pas être la fin qui borne les projets de création de richesse mais bien un moyen et seulement un moyen au service de l’intelligence humaine qui entreprend et travaille. L’information de la matière physique par le travail humain d’intelligence est la vraie cause du capital qui mesure le résultat anticipé de l’activité économique.
La logique keynésienne de la monnaie est que la rationalité précède la matière physique dans le crédit qui mesure la richesse future. La valeur de cette rationalité permet l’émission monétaire pour produire la réalisation physique future de la richesse anticipée dans le capital qui garantit le crédit. Keynes promeut l’intervention de l’État dans l’économie parce que c’est le seul gisement de capital conceptuel collectif qui ne soit pas formellement préempté et réduit par des intérêts privés, la seule source conceptuelle de capital dont le prix ne soit pas déterminé par une matière physique particulière déjà répartie entre individus indépendamment de leurs projets de création de richesse. Fidèle à sa logique et parce qu’il n’existe pas d’État international, Keynes propose une monnaie de rationalité en alternative à l’or pour reconstruire le système monétaire international après la Deuxième Guerre mondiale. Il convainc les Étatsuniens qui consentent à créer des institutions financières internationales de négociation inter-étatique. Mais il échoue sur l’équité étatique internationale à la conciliation des intérêts particuliers nationaux. Les États-Unis imposent leur intérêt national par l’étalonnage de la monnaie en or dont ils contrôlent l’essentiel du stock.
Rechute dans la guerre de religion économique
La fondation à Bretton Woods du Gold Exchange Standard, l’étalon dollar convertible en or, a été une demi-victoire de Keynes. Un cadre de négociation internationale de la monnaie rationnelle a été créé. Mais les États-Unis ont tué dans l’œuf la production internationale rationnelle de monnaie en imposant au monde leur politique monétaire par le dollar défini comme « or-papier ». Puis ils ont tué la monnaie rationnelle en 1971 en abandonnant toute notion d’étalon monétaire international. La crise des subprimes est l’aboutissement d’une monopolisation étatsunienne du capital monétaire conceptuel. Le libre échange international des marchandises a masqué la capture conceptuelle du capital par le dollar, lequel a échappé au contrôle de la politique monétaire des États-Unis par son accumulation dans des mains étrangères en paiement des déficits d’exportation de valeur réelle étatsuniens. Le droit étatsunien dominant qui permet la manipulation conceptuelle des prix par les produits dérivés non contrôlables par l’intérêt collectif a totalement déconnecté l’économie financière de l’économie réelle. L’allocation conceptuelle du capital aux projets de richesse future ne mesure plus l’allocation réelle. Le capital physique réellement investi est sans rapport avec le capital titrisé détenu par les investisseurs financiers nominaux.
Le retour au bancor comme concept d’étalon monétaire international vise bien à restaurer la possibilité d’une rationalité monétaire internationale qui permette une rationalité financière du capital. La crise des subprimes conclut la désagrégation de la financiarisation de la mesure du capital fondée initialement sur l’or puis aujourd’hui sur la matière-papier du titre. Le bancor est le moyen de restaurer la fluidité économique réelle du capital physique par la fluidité internationale du capital conceptuel. Une monnaie mondiale qui ne sera plus l’unité de compte d’une nation en particulier affirmera ipso facto l’existence d’une loi de rationalité économique commune à tout échange indépendamment du régime juridique national. Les rapports de force imposés dans les asymétries juridiques ne seront plus nécessaires au calcul des prix et à l’anticipation de la rentabilité du capital investi. La finalité du prix et de l’investissement devient par l’option du bancor la production d’une richesse susceptible de satisfaire des besoins humains valables sous n’importe quelle souveraineté. Et comme une monnaie internationale est par définition la représentation d’une loi économique commune universellement acceptée, elle permet de produire le prix mondial objectif de n’importe quel capital conceptuel dans n’importe quel système juridique national.
Investissement réellement mondialisé du capital
La monnaie internationale de Keynes crée en soi un capital conceptuel de rationalité économique mondiale collective. Ce capital est originellement purement conceptuel puisque toute sa réalisation physique est par nature sous contrôle des souverainetés et des intérêts nationaux. Mais l’interdépendance économique internationale reconstruite sur une monnaie de droit commun oblige à l’internationalisation de la réalité du capital. L’étalon monétaire de rationalité économique internationale rétablit par l’interdépendance économique des intérêts nationaux la fluidité du capital selon la valeur future des investissements quelle que soit leur localisation. Le seul motif explicite de détention d’une réserve monétaire internationale est la possibilité d’acheter dans n’importe quel pays ce dont on aura besoin plus tard. Il en découle qu’emprunter à la collectivité internationale implique d’interroger ses besoins afin de lui livrer ce qu’elle attend par le financement qu’elle consent. Emprunter en bancor implique d’allouer le capital à de vrais objets de valeur nationaux et à la stabilité des monnaies qui engagent leur prix.
La monnaie internationale non définie par du capital physique mais par un capital conceptuel commun à l’économie internationale pose un principe de comptabilité du capital par la valeur à terme des projets économiques et non par la répartition présente du capital réduit à sa matérialité monétaire historique. L’existence d’une monnaie véritablement internationale fonde l’origine du capital dans une loi économique commune qu’aucune nation ne puisse manipuler pour en capter la valeur. L’économie redevient la conceptualisation humaine de la loi de production de la valeur infinie par la matière finie. Le capital redevient la mesure du potentiel de transformation de la matière par le travail d’intelligence plutôt qu’un potentiel de captation de la matière du faible par le fort. La loi économique commune entre nationalités distinctes remet l’État de droit au-dessus de la valeur entre individus qui n’ont pas la même nationalité.
Espace continu de droit humain
La monnaie transnationale contrôlée par les États de droit nationaux placés sur un pied d’égalité conformément à la proposition keynésienne devient une sur-nationalité humaine de tout objet d’échange international. Toute dette comptabilisée sous une quelconque souveraineté nationale dans une autre monnaie que la nationale ou la transnationale est réputée n’offrir aucune garantie d’équité et de licéité du droit contractuel qu’elle comptabilise. La liquidité d’un prix à terme en bancor implique son enregistrement obligatoire à l’intérieur d’un contrat identifiable dès l’origine qui conditionne son règlement à l’échéance. Dès lors, tout prix en devise nationale non enregistré ou non visible par le régulateur public souverain de la monnaie utilisée devient par défaut une dissimulation de l’iniquité d’une transaction. Toute autorité politique est alors publiquement placée devant sa responsabilité soit d’interdire les objets financiers non déclarés sous sa souveraineté soit de taxer les flux monétaires de règlement dont la finalité licite n’est pas probable. Le prix de la légalité humaine est systématiquement calculable dans un État de droit sans discontinuité de nationalités plurielles.
Le bancor est l’application monétaire dans le champ international de la primauté de l’État de droit dans l’économie. Un capital de matière présente n’est transformable en valeur à terme réelle rentable par un investissement international qu’à la condition d’une application sans discontinuité temporelle et spatiale d’une loi d’économie qui soit impérativement humaine pour être matérielle. Un même critère de légalité humaine doit déterminer le calcul du prix de toutes les causes multinationales de la valeur à terme. Eu égard au niveau de développement atteint par les opérateurs financiers actuels, il n’existe aucun obstacle technique à la garantie transnationale de la légalité humaine des échanges internationaux par des prix convertibles en une monnaie mondiale commune. Si les monnaies et les prix nationaux deviennent convertibles dans une même monnaie transnationale d’engagement de la légalité économique, les États nationaux ne peuvent plus se concurrencer sur l’humanité du droit qu’ils appliquent mais sur les seuls résultats économiques de la légalité humaine qu’ils créent. La concurrence internationale ne peut plus se développer sur l’existence économique du sujet de la valeur mais uniquement sur son objet. La fiscalité ne peut plus être considéré comme un coût subi exogène au calcul économique mais bien comme le prix nécessaire du financement de la légalité. La légalité économique a son prix nécessaire à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de chaque souveraineté nationale. Le capital conceptuel collectif qui garantit les monnaies nationales est contre-garanti par le capital collectif de comptabilisation transnationale commune du droit humain en bancor.
Démantèlement de l’enfer fiscal mondialisé
Dans le contexte actuel de la mondialisation sans comptabilité transnationale du droit, les grands pays se font concurrence par le prix fiscal de la Loi qu’ils appliquent. Les paradis fiscaux ont dû être développés pour dissocier le capital conceptuel du capital physique. Le capital nominal s’inscrit dans un paradis fiscal pendant que le capital physique obligatoirement et concrètement protégé par des lois nationales échappe à toute fiscalité malgré la protection active de la propriété privée qu’il entraîne. Les paradis fiscaux sont une nécessité de l’état de guerre légale entre les grands pays développés. Cette guerre conceptuelle divise la réalité du capital entre sa matérialité physique qui le localise et sa comptabilisation conceptuelle qui dépend de l’application d’un régime de nationalité légale. Pour capter le capital physique de ses rivaux sans faire subir à leurs propriétaires privés le coût de la protection juridique qui le fait exister, le capital titrisé est fictivement localisé dans un espace juridique qui le soustrait au régime normal de fiscalisation. Seuls les propriétaires domestiques du capital purement physique non financièrement délocalisable, tel le détenteur d’une compétence de travail dans son pays de résidence, subissent le coût fiscal de la légalité économique. La guerre juridique internationale dissimule le pillage de la valeur réelle des nationalités par la ploutocratie sans nationalité.
L’instauration d’une monnaie internationale oblige à la domiciliation du capital conceptuel là où le capital physique est investi. La circulation du capital est donc complète à la fois physique et conceptuelle et par conséquent soumise à son vrai coût de régulation par une loi d’équité entre agents économiques quelle que soit leur nationalité. Les élites économiques nationales ne peuvent plus mettre en concurrence les États sur le prix de la Loi qui permet l’existence du capital. Les étrangers investisseurs dans un pays peuvent y déclarer le capital qu’ils placent sous la protection de la justice et de la fiscalité nationales. Mais s’ils ne sont pas personnellement présents dans le pays dont ils achètent le régime de légalité économique, ils subissent une fiscalité limitée par leur statut international explicitement reconnu par le pays domiciliataire de leurs droits transnationaux en bancor. Par ce régime, les étrangers n’assument pas les coûts publics domestiques dont ils ne sont pas bénéficiaires et participent au financement de la légalité publique dont ils bénéficient. Le capital ne peut plus être domicilié sous un régime juridique qui n’est pas celui par lequel prospère sa réalité physique.
La démocratie est-elle la vocation de l’Europe ?
L’effondrement en cours de l’économie des démocraties les plus avancées est irrémédiable en l’absence de transnationalisation de la comptabilité du droit par la monnaie. Tant qu’il n’est pas obligatoire de déclarer la loi nationale qui protège un capital conceptuel, le système financier international domiciliera le maximum de capitaux dans les espaces d’abus de droit officiel qui versent à des épargnants privilégiés la part publique du capital qui finance l’activité économique. Les plus-values de défiscalisation sont prélevées sur les salariés qui ne peuvent pas délocaliser leur capital personnel issu des droits qui leurs sont reconnus en tant qu’êtres humains. La destruction du bien commun public des démocraties est une conséquence de la guerre internationale du droit qui oppose les textes nationaux pour ne pas reconnaître l’existence de principes communs. La proposition keynésienne du bancor repose explicitement sur la primauté non internationalement divisible de l’État de droit sur l’existence de tout capital et de toute monnaie. Il suffit que quelques États de droit nationaux reconnaissent par une monnaie commune spécifique l’État de droit commun qu’ils veulent faire exister dans leur transnationalité pour mettre immédiatement fin à la spéculation financière internationale contre les droits de l’homme. N’est-ce pas le projet de l’Union européenne ?
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