UNE CRISE DU SYSTEME BANCAIRE, PAS DE L’EURO, par Philippe Legrain *

Depuis Bruxelles, Eurointelligence adresse quotidiennement ses News Briefing – qui commentent avec pertinence l’actualité de la crise européenne – et publie également des articles d’analyse. Dont ceux de Wolfgang Münchau, publiés par les éditions allemande et britannique du Financial Times, dont il est chroniqueur.

Avec l’autorisation de Eurointelligence ainsi que celle de son auteur, nous publions une traduction de la contribution de Philippe Legrain.

Billet invité.

Les dirigeants européens doivent regarder la réalité en face : leur stratégie contre la crise qui traverse l’eurozone échoue lamentablement. Loin de prévenir la contagion, elle la favorise. Elle n’allège pas le problème de la dette, elle l’aggrave. Elle provoque des conflits entre pays et en leur sein. Et elle n’aborde pas le problème de fond : le pétrin du système bancaire européen. N’est-il pas temps de s’y prendre autrement ? 

Le problème provient en partie d’une analyse erronée de la crise. Celle-ci est d’abord une crise non de l’euro, mais du système financier mondial. Il y a peu de temps, la préoccupation majeure du marché était le dollar et l’assouplissement quantitatif de la Réserve Fédérale américaine. Aujourd’hui, la question clé en Europe n’est pas celle des mérites de la monnaie unique mais l’état périlleux du système bancaire. 

Durant les années de la bulle, le système financier a sous-estimé le risque et mal alloué le capital. Trop de ressources ont été prêtées à des prix trop bas aux emprunteurs américains « subprime » ainsi qu’aux promoteurs immobiliers espagnols, aux banques islandaises et irlandaises, à Dubai et à la Grèce. 

Les banques européennes étaient parmi les plus gros prêteurs. Aujourd’hui, elles ont à l’actif des montagnes de crédits – souverains, bancaires et hypothécaires – qu’elles préféreraient ne pas avoir financé. Beaucoup d’entre elles ne sont pas liquides, ce qui les fait dépendre du financement à bas prix de la BCE. Beaucoup ont accumulé d’énormes pertes, qu’elles n’ont que partiellement reconnues. Résultat : certaines d’entre elles sont insolvables. Les « stress tests » des banques de l’Union européenne n’ont pas été assez rigoureux pour le mettre en évidence – après tout, ils ont accordé à la Bank of Ireland et à l’Allied Irish Bank un bulletin de santé vierge. 

Au fond, la « crise de l’euro » est une bataille acharnée pour déterminer qui devra subir ces pertes bancaires. Jusqu’à présent, les gouvernements européens ont décidé que les détenteurs d’obligations bancaires devaient être protégés à tout prix, et ont préféré en reporter la charge sur les contribuables. Au risque de mettre en question la solvabilité des Etats. Cela est manifeste en Irlande, beaucoup moins ailleurs. 

Vu que les électeurs ne tolèrent guère plus les renflouements des banques, les gouvernements agissent subrepticement : ils prêtent d’énormes sommes à la Grèce et à l’Irlande, afin que ces pays puissent rembourser les banques allemandes, arançaises et britanniques – tout cela sous prétexte de « défendre l’euro ». Le « sauvetage » de l’Irlande est en fait un prêt à taux élevé de 20.000 euros par habitant. Ceci appelle des réactions populistes et extrémistes, par exemple le succès récent du Sinn Fein. Cela érode aussi la popularité de l’euro et de l’Union européenne. Les prudents Allemands sont furieux du sauvetage des Grecs « extravagants » et des Irlandais « irresponsables » ; les Irlandais des « réparations » imposées par l’Union européenne, alors qu’ils devraient s’en prendre aux bénéficiaires finaux : les banques. Les gouvernements encouragent la spéculation financière, notamment des banques en difficulté : face elles gagnent, pile les contribuables perdent. 

En garantissant les dettes bancaires, les gouvernements européens mettent en cause leur crédibilité et en fin de compte leur solvabilité. Les marchés obligataires mettent déjà à l’épreuve leurs promesses : « vous avez sauvé les détenteurs d’obligations souveraines grecques et des banques irlandaises, qu’allez-vous faire de la dette portugaise, espagnole, et des autres pays ? » De fil en aiguille, quand le marché se refuse à prêter, même les crédits sains sont atteints. 

Le sauvetage de la Grèce a coûté 110 milliards d’euros, celui de l’Irlande 85 milliards, celui de l’Espagne pourrait se monter à 400 milliards, et ensuite qui sait ? La crise pourrait atteindre l’Italie, la Belgique, la France, et même l’Allemagne. A un moment donné, le coût du sauvetage des banques pourrait devenir insupportable – la capacité et la volonté d’emprunter de l’Allemagne ne sont pas illimitées – et l’euro pourrait tomber victime de la tourmente politique et financière sans raison évidente. 

Même si la capacité et la volonté des gouvernements européens ne sont pas poussés jusqu’à leur limites, cette stratégie n’en reste pas moins erronée. Au lieu de sacrifier les contribuables afin de protéger les détenteurs d’obligations, puis d’observer l’écroulement des dominos des obligations souveraines sans régler le problème sous-jacent des banques, l’Europe devrait forcer les banques à reconnaître leurs pertes et les détenteurs d’obligations à les recapitaliser si nécessaire. 

Cela impliquerait des « stress tests » beaucoup plus rigoureux. Les banques devraient être forcées d’accroître leurs fonds propres, en commençant par lever du capital sur le marché, puis en convertissant leurs obligations en actions. Les plus faibles seraient vendues ou fermées.  D’ici là, la BCE continuerait à fournir aux banques autant de liquidité que nécessaire. 

Une fois réglé le problème de la dette bancaire, la dette de la plupart des gouvernements serait gérable ; seule la Grèce devrait la restructurer. Moins d’austérité masochiste serait nécessaire ; l’Union européenne pourrait faire une émission obligataire pour financer des infrastructures, afin de stimuler la croissance. La crise financière serait stoppée et la croissance ravivée. Les tensions politiques et sociales s’atténuerait et l’euro serait sauvé. 

Le moment est décisif pour l’Europe. Quels intérêts vont prévaloir : ceux des financiers ou de ceux de la société dans son ensemble ? 

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(*) Philippe Legrain publie régulièrement dans le Guardian. Certains de ses articles ont également paru dans The Economist, le Financial Times, le Wall Street Journal, le Times, The Independant, ainsi que dans des magazines et revues comme Foreign Policy, The New Statesman et The Ecologist. Il a publié de nombreux ouvrages, dont le dernier s’intitule « Aftershock : Reshaping the World Economy After the Crisis » (Refaçonner l’économie mondiale après la crise). [Compte Twitter : @plegrain]

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  1. Les élections de mi-mandat seront truquées : comme chez Poutine. Faut suivre Gaston! 😊

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