« LES DIRIGEANTS POLITIQUES SONT DEPASSES », Usbek & Rica N° 4, Printemps 2011

C’est très bien, ce que font Usbek et Rica (le nom des protagonistes des Lettres persanes de Montesquieu), ils cherchent à être les nouveaux Encyclopédistes.

« Paul Jorion : Les dirigeants politiques sont dépassés », un entretien avec Thierry Keller, dans le magazine / livre jeune et captivant Usbek & Rica N° 4, pages 38-40.

Pour l’anthropologue et économiste belge, les élites capitalistes feraient bien de négocier un nouveau pacte avec les peuples, sous peine de tout perdre.

D’après vous, le capitalisme serait à l’agonie. Il n’aura donc pas besoin des antisystèmes pour s’effondrer ?

Il y a une dynamique d’implosion qui est en marche et les mouvements de contestation vont accompagner son effondrement. Jusqu’à aujourd’hui, le système était toléré par la grande masse qui, sans en profiter directement, bénéficiait de ses avantages sociaux. Or, on nous dit aujourd’hui que l’Etat providence était un luxe. Mais ce n’était pas un luxe ! C’était justement sa présence qui faisait que les gens ne se révoltaient pas. Sans l’Etat providence, le système n’aurait jamais été accepté par la majorité de la population qui ne bénéficie pas directement de la manière dont le système fonctionne. L’erreur des dirigeants, c’est de croire que tout le monde profitait du système et l’aimait, et qu’en retirant ici et là des subsides qui ne bénéficiaient en réalité qu’à des losers, ça marchera encore. Erreur totale d’interprétation. Cela dit, les élites ont une excuse : elles n’ont pas la maîtrise de la dynamique qui est à l’œuvre, elles n’ont donc pas beaucoup le choix.

Ainsi, nous ne sommes pas dans une simple crise cyclique du capitalisme, qui s’en relèvera comme d’habitude ?

C’est un point de vue que je partage avec Marx : il n’y a pas de crises cycliques, il y a des crises successives, sui generis, qui parfois se ressemblent. Ce n’est pas la même chose. L’analyse conservatrice consiste à les comprendre en fonction des cadres anciens. Mais la complexification due à la technologie, qui progresse entre une crise et la suivante, invalide cette approche. D’une crise à l’autre, même rapprochée dans le temps, comme 2002 et 2008, le monde a changé.

Marx est sans doute le dernier des grands économistes : il pensait à l’intérieur du système, tout en imaginant que ce système pouvait disparaître. Mais il a aussi été un révolutionnaire. Alors l’establishment a réagi : « Cette manière de faire de la science économique, on ne veut plus en entendre parler ». On a créé une science économique d’où était exclue l’idée que le système pouvait s’effondrer. Personnellement je dis : le capitalisme n’est pas un système en soi, c’est un défaut que présentent certains systèmes économiques.

On entend souvent dire qu’on n’a jamais eu autant besoin de Marx qu’aujourd’hui. Pourtant, les gauches révolutionnaires ne semblent pas avoir le vent en poupe…

Non, mais enfin bon, elles n’ont jamais réellement gagné par les urnes, à part peut-être dans le Chili d’Allende. De toute façon, on est dans une situation beaucoup plus difficile à analyser que du temps de Marx. La complexification due à l’informatique est tout à fait extraordinaire. Qui sont les prolétaires dans notre société : les salariés ? Peut-être, mais c’est beaucoup plus compliqué. On n’a pas de représentation simple non plus de ce que serait un type de société souhaitable tel qu’on pourrait appeler les gens à descendre dans la rue pour simplement le mettre en place. La manière classique de se représenter les choses ne fait plus l’affaire. Quand on effectue 27000 opérations en 4 secondes sur un marché boursier (comme pendant le « flash krach » du 6 mai 2010), plus personne ne peut vraiment se représenter ce qui se passe.

Vous avez évoqué le potentiel de rébellion chez les peuples mis sous la pression des politiques d’austérité. Seront-ils tentés par la violence ?

La force, qui est aussi sa faiblesse, du capitalisme, c’est que ceux qui possèdent le capital prêtent avec intérêt à ceux qui ont besoin d’argent. Du coup, la fortune de celui qui est déjà riche a tendance à augmenter. Arrive un moment où la concentration est trop forte : l’argent est bloqué à un endroit et il n’y a plus rien pour les autres. C’était le cas en 1929 et ça l’était encore en 2007. L’argent n’est plus là où il doit être. L’argent attire l’argent, c’est la seule chose qui revienne de façon cyclique. Tant qu’il n’est pas redistribué, on converge vers un blocage né de sa concentration. Après 1929, l’argent a été redistribué dans une très grande proportion tout au long des années 1930. Or, en 2007, on prend des mesures qui vont toutes dans le même sens : protéger ceux qui ont déjà de l’argent. Trois ans plus tard, la situation est pire. Toutes les mesures qui ont été prises l’ont été à l’envers. On est revenu très très vite au point de départ de la crise. Ce ne sont pas les peuples qui créent ces situations, eux, ils les subissent. Le système financier fonctionne comme un système physique, avec des molécules qui sont poussées dans telle ou telle direction : les gens sont individuellement pressurés et ils réagissent. Sauf qu’ils ne se contentent plus de manifester dans la rue. Il y a aujourd’hui d’autres possibilités de réagir.

Par exemple ?

Ils lancent des messages par twitter, font des blogs, postent des commentaires. La soupape de sécurité a changé avec la technologie.

C’est une forme nouvelle et pertinente de mobilisation, selon vous ?

En 1788, il y avait les aristocrates d’un côté et le peuple de l’autre. Entre les deux, aucun système de représentation. Et puis tout à coup, on crée l’Assemblée constituante et des structures apparaissent qui n’existaient pas avant : les clubs. Alors quoi ? En 1788 il n’y avait rien, et en 1789 tout a soudain changé ? Eh bien oui. Ce qui a changé, c’est que les gens ont pris conscience qu’ils avaient du pouvoir. Manifester ne sert peut-être plus à rien, mais il y a d’autres voies. Des choses émergent. Regardez Cantona : certes les gens ne sont pas allés retirer leur argent, mais il a mis là le doigt à un endroit où cela pouvait faire très mal.

Vous parlez de 1788. N’empêche qu’entre la Révolution qui suit et l’installation durable de la République, on vit des épisodes de terreur et de violence. Faut-il en passer par là ?

Mais ce sont ceux d’en haut qui porteront la responsabilité de cette violence ! En 2008, ils disent : « Il faut tout changer, il faut refonder le capitalisme, on ne pourra pas continuer comme ça ». Et deux ans plus tard, les mêmes disent : « C’est bon, ça s’est calmé, n’en parlons plus », ils ont une responsabilité énorme. Croire que les gens se sont calmés est une grave erreur. Le diagnostic des dirigeants était juste et les mesures proposées allaient dans le bon sens. Mais ils ont fait tout le contraire de ce qu’ils avaient annoncé !

Le mot « populisme » est à la mode. Vous le reprendriez à votre compte ?

Qu’est-ce que le populisme ? C’est quand le peuple a le sentiment de ne plus être représenté dans les organismes représentatifs, voilà tout. Charles Ferguson, le réalisateur du film Inside job a dit quelque chose comme : « Quand quelqu’un veut manifester son opposition à ce qui se passe aux Etats-Unis, il n’a pas la possibilité de le faire par un vote ». Aucun parti ne représente la rébellion. En France non plus, aucun parti ne représente le ras-le-bol. Alors ? Alors le ras-le-bol se redistribue entre les partis un peu au hasard. La prochaine fois, les gens voteront peut-être Front national. Ou pour le parti anticapitaliste. Mais ce ne sont là que des votes de protestation. Sans compter tous ceux qui ont cessé de voter car ils ont l’impression que voter n’a plus aucun sens.

D’après vous, pourquoi les partis sociaux-démocrates ne sont-ils pas parvenus à jouer leur rôle historique dans la crise ? Ils en avaient pourtant les capacités théoriques…

Mais où sont les sociaux-démocrates ? En Europe, les partis socialistes ont tout simplement cessé d’être sociaux-démocrates ! Leurs directions sont passées au libéralisme. On a gardé les étiquettes, mais on s’est converti. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Grèce, ou bien encore au Portugal ou en France. Ils appliquent le programme libéral de manière militante.

Papandréou était pourtant un espoir pour la gauche grecque ?

Oui, dans les programmes des partis « socialistes » européens, il reste des traces de social-démocratie. Mais le fait est qu’une fois au pouvoir, rien de tout cela n’est mis en œuvre. Les dirigeants capitulent entièrement devant le pouvoir des marchés. Ils ne résistent pas.

C’est un problème de courage ? De compétence ? Ils sont dépassés par les événements ?

Les trois à la fois.

C’est d’abord un problème de compétence. La « science » économique a fait croire qu’elle était trop compliquée à comprendre pour les gens normaux. Se sont formés des phénomènes de « cliquisme », de coteries. Ces gens disaient : « Ce que nous faisons est trop compliqué ». C’était surtout complètement déconnecté de la réalité. On a complexifié de façon injustifiée.

D’autre part, on a placé le pouvoir économique dans des lieux qu’on a rendus indépendants, avec des experts à la tête des banques centrales. Mais c’est une fausse indépendance : c’étaient surtout des gens qui avaient tous la même opinion. Pas en tant qu’experts, mais en tant qu’ultra-libéraux. On les a protégés du pouvoir des politiques.

Manque de courage, aussi, bien sûr. Ça a commencé aux Etats-Unis : les hommes qui sont arrivés à la tête des partis politiques n’étaient pas très intelligents. Parfois même très falots. Il n’y a plus de Roosevelt, de Churchill, de de Gaulle. Pourquoi ? Parce que la sélection au sein des partis a fait son œuvre : furent éliminés ceux qui apparaissaient comme des électrons libres.

Dépassés, enfin, comme tout le monde, par la complexité des problèmes. La macro-économie, qui devrait être une manière de parler de l’économie en prenant de la hauteur, est en réalité une manière de regarder les faits économiques qui est très étroite, complètement dépassée au niveau théorique, fondée sur des postulats qui ne tiennent pas debout. Il n’existe pas de savoir consacré à l’examen de situations économiques vues à vol d’oiseau, au fonctionnement de notre système humain pris globalement. Ça n’existe pas, ni en économie, ni ailleurs. Si : certains physiciens s’en occupent un petit peu. Mais leurs travaux sont encore embryonnaires.

Et pourtant, on voit bien qu’il existe une soif de comprendre. Le succès d’un film comme Inside job, ou de gens comme vous ou Attali, qui décryptent les mécanismes de la crise, en atteste, non ?

C’est sûr, oui.

La complexité semble vouloir être domptée, appréhendée…

La question est de savoir si ces initiatives sont minoritaires ou non. Il est évident que ceux qui veulent mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre viennent discuter sur mon blog. Ou bien ils lisent les livres d’Attali, qui fait un excellent boulot car non seulement il critique en profondeur le système, mais il propose des utopies plus ou moins réalisables.

Vous aussi, vous proposez des utopies, mais vous dites : « Ce n’est pas mon job de les mettre en application ». C’est si difficile que ça d’avoir une vision stratégique globale et d’être acteur ?

Mais je suis acteur !

D’accord, mais quand vous proposez d’augmenter les salaires de 20%, vous n’êtes pas aux commandes !

Dans toute situation, il y a un type d’action possible. Moi je fais des analyses. Mais si on me demande : « Pourquoi vous n’appelez pas à une insurrection ? », je réponds : « Parce qu’elle serait complètement écrasée et rien ne se passerait ! » Et s’il s’agit de rejoindre un parti politique, alors là c’est clair : il n’existe aucun parti qui corresponde à mes opinions ; alors pourquoi le ferais-je ? Ça ne veut pas dire que je ne propose rien, au contraire. Mas je fais mes propositions par rapport à une situation donnée. Il faut que le moment soit mûr pour recevoir ce type d’idées. 100 000 personnes viennent sur mon blog chaque mois, c’est formidable pour un blog, mais ça ne représente pas assez dans l’opinion pour que je me dise : « Je vais créer un parti ». Mon parti serait minuscule et n’aurait aucun intérêt. Mon action doit être en prise avec la réalité. Je regarde toujours ce qui est possible.

Qu’est-ce qui est possible, alors ? Vous dites vous-même qu’on ne va pas inventer de l’argent, mais qu’il faut le redistribuer… Il faut bien le prendre quelque part, cet argent.

Oui, aux investisseurs, aux dirigeants d’entreprises, à ceux qui gagnent des millions sans rien faire, ou à ceux qui croient qu’il est normal de percevoir 10% rien qu’en déposant de l’argent quelque part. Il faut que ces gens se rendent compte que cet argent est volé à ceux qui devraient normalement le recevoir. Mais faire comprendre ça demande énormément de temps. Par exemple la réforme de la fiscalité qu’on envisage en France va dans le sens opposé à ce qu’il faudrait faire. Elle va permettre à ceux qui ont déjà de l’argent d’en avoir encore davantage. La première étape, c’est que les gens qui proposent des choses aussi stupides se rendent compte que c’est stupide. A première vue, ils ne le savent pas. Trouvons le moyen de le leur faire comprendre. De même, si, poussés par la fureur, les peuples descendent dans la rue, ils doivent savoir pourquoi. Sans quoi ils casseront tout sans aucun discernement et risquent de provoquer des révolutions qui n’aboutiront pas.

Imaginons : le système est renversé. Quelle serait la nature du système alternatif ? Comment s’entendre sur les objectifs ?

Moi je connais déjà des gens de bonne volonté qui savent ce qu’il faudrait faire, ils sont distribués sur la quasi-totalité de l’éventail politique, mais ils sont peu nombreux, ce sont des individualités, et ils sont isolés.

Qu’ils se rassemblent !

Oui. Ça se fait déjà au niveau informel. Il n’est pas impossible qu’une compréhension émerge. Prenez la Nuit du 4 août : au lieu que les aristocrates continuent de se braquer en se disant : « On va essayer de sauver ce qui peut l’être au milieu de la violence », quelques-uns ont posé les jalons d’une nouvelle ère. Ce sont les aristocrates eux-mêmes qui ont aboli les privilèges. Parce que, au sein de cette classe, un certain nombre avaient conscience qu’il fallait arrêter d’abuser de sa position dominante. Quand Warren Buffet déclare : « La lutte des classes n’a jamais disparu, mais c’est nous qui l’avons gagnée », il admet que la situation est devenue intenable pour les gens comme lui, de la même manière que les aristocrates qui rédigèrent le texte qui abolissait les privilèges.

Ça ne se passe pas toujours ainsi…

La tentation des dirigeants, quand ils sont dépassés, est de renvoyer à des schémas anciens connus de tous. Alors tous les problèmes en France, ce serait à cause de l’islam parce que ça renvoie à Charles Martel. Pareil avec les Roms, qui nous renvoient à Notre-Dame de Paris et à Esméralda. Ce sont des diversions. Mais les instances dirigeantes ont toujours la possibilité de prendre conscience que ça ne peut plus continuer comme ça. C’est ce qui peut advenir aujourd’hui.

Vous-même, contribuez-vous à construire une nouvelle science, apte à appréhender le système ?

Oui, j’essaie de constituer un nouveau type de savoir, à l’endroit où on aurait dû avoir une science économique digne de ce nom. Avec ma formation de sociologue et d’anthropologue, avec le fait que j’ai été programmeur une grande partie de ma vie et que j’ai travaillé dans la finance. Je connais les choses de l’intérieur et je dispose de la boîte à outils qui me permet de les interpréter. Neuf fois sur dix, je réponds « Je n’en sais rien » aux questions qu’on me pose sur l’avenir. Mais la seule fois où j’accepte de m’avancer, c’est quand j’ai le sentiment de savoir de quoi je parle. Je ne suis pas un devin, mais je fais de la prospective ou de la futurologie quand je considère que j’ai en main les éléments qui me permettent de le faire. Sinon, je prends bien soin de me taire !

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