Billet invité
Ce billet est, au départ, une réaction à celui de Paul intitulé « Propos indécents », du 15 mars dernier. Plus précisément, j’ai souhaité rebondir sur sa constatation de la vanité des calculs de probabilité des risques lorsque les occurrences des évènements redoutés sont trop rares pour donner prise à un calcul statistique pertinent.
Il est particulièrement hasardeux d’assigner une probabilité à un évènement qui ne s’est jamais produit, même si on est capable de l’imaginer. J’en donne en annexe deux exemples qui peuvent nous concerner en France.
Cependant, une fois ceci posé, il faut bien constater que notre industrie a fait pousser un peu partout des installations hautement dangereuses. Si les installations nucléaires en sont probablement le plus beau fleuron, elles ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt chimique : nous avons dans l’hexagone toute la camelote requise pour réitérer Bhopal ; même notre principale source d’électricité renouvelable, les grands barrages hydrauliques, a déjà fait la démonstration, chez nous et ailleurs, de son potentiel destructeur.
La situation étant ce qu’elle est, avec certainement toute une escadrille de « cygnes noirs » prêts à fondre sur nous on ne sait quand, la question que je pose est : qu’est-ce qu’on fait maintenant, concrètement ? L’explorer est le but de ce billet.
Fukushima oblige, commençons par cette question : est-ce qu’il suffira d’arrêter le nucléaire pour pouvoir s’offrir un grand ouf ! de soulagement ? Je crains fort que non : les risques chimiques seront toujours là, les mineurs de charbon tomberont de plus belle comme des mouches, mais ce n’est pas le pire: le pire est que chacun de nous, par sa consommation directe et indirecte, contribue à l’aggravation d’un risque 10 000 fois pire que Tchernobyl, par la simple émission de gaz à effet de serre !
Pourquoi 10 000 ? Parce qu’avec un changement climatique sévère on passera de l’ordre des dizaines de milliers de victimes aux centaines de millions, et des milliers de km2 perdus aux dizaines de millions de km2 (voir la justification en annexe).
Il est temps de se demander comment nous en sommes arrivés à garnir ainsi notre plafond de milliers d’épées de Damoclès.
Depuis le 18ème siècle, l’humanité, entraînée par les nations occidentales, a réduit, par un développement scientifique, technique et matériel ininterrompu, les risques qui la menaçaient au premier chef à l’époque : famine et malnutrition, maladies infectieuses, mortalité infantile, faible espérance de vie, niveaux de vie et d’éducation misérables pour la grande majorité, quasi esclavage des femmes et des enfants (et j’en oublie sûrement). Ce développement est finalement allé au-delà des besoins de base, certainement trop, avec le tourisme, les loisirs, les déplacements à tout va, les habitations inutilement spacieuses etc…
On oublie trop souvent que ce développement, malgré ses excès, a tout de même permis à des milliards d’êtres humains supplémentaires de connaître la vie (ce que la plupart ont dû hautement apprécier) – dans des conditions difficiles pour une bonne partie, certes, mais je doute que le plus grand nombre, au bout de leur passage sur cette planète, ait vraiment regretté d’être né.
Risques basiques réduits d’un côté, donc, risques nouveaux créés de l’autre : est-ce que ça ne formerait pas un ensemble, difficilement dissociable sans remettre en cause la protection contre les calamités des temps anciens et le niveau actuel de la population. Aurait-il été possible d’obtenir ces avancées en évitant les risques d’origine industrielle ? Question un peu vaine, sauf pour les pays qui luttent encore contre la malnutrition, le paludisme et autres calamités. Peut-on conserver l’essentiel en éliminant ces nouveaux risques ? En partie peut-être, à condition de renoncer à une bonne part du superflu, de poursuivre la recherche scientifique et technique, et de nous organiser de façon que l’emploi, et les revenus qui vont avec, ne soit plus la victime automatique des trous d’air dans la croissance du PIB.
Tout ne peut pas se faire simultanément, ne serait-ce que pour des raisons de financement. C’est là que le calcul stigmatisé par Paul, « coût du sinistre éventuel multiplié par la probabilité qu’il ait lieu, égale tant », peut retrouver une certaine utilité, pour aider à comparer les risques et à choisir ce qu’il est prioritaire de réduire. Dans certains cas extrêmes, le montant du sinistre peut d’ailleurs être considéré comme infini, ce qui délivre du souci de calculer une probabilité, du moment qu’elle n’est pas parfaitement nulle : par exemple, l’impact d’un astéroïde modèle « tueur de dinosaures », ou tout évènement conduisant à la disparition de la quasi-totalité de notre espèce.
Je soupçonne que ce travail ne mettrait pas l’arrêt universel de l’électronucléaire en tête de liste des choses à faire : il fait certes prendre des risques, surtout dans les pays développés, mais contribue sans aucun doute à atténuer les émissions de gaz à effet de serre dont nous avons été et sommes toujours (à part la Chine) les principaux émetteurs (justification en annexe) : nous avons imposé au reste de la planète un péril bien plus redoutable, il est globalement juste de nous exposer à quelques risques en contrepartie, si cela permet d’atténuer ceux dont nous sommes les principaux responsables.
J’ai pris soin de qualifier cette justice de « globale » : un préjudice de source collective serait « puni » au niveau individuel, puisqu’un accident nucléaire ne frappera que certaines personnes bien précises (sans que l’on sache à l’avance lesquelles, mais celles qui passent beaucoup de temps à proximité des installations nucléaires sont bien sûr plus exposées). C’est assez choquant, je le concède.
Je pense pourtant que l’individualisme ne doit plus nous égarer : c’est bien sur nous collectivement, habitants des pays développés, que le ressentiment des pays du Sud ravagés par le changement climatique et ses conséquences retombera. Ce n’est que collectivement que l’humanité pourra se sortir, si c’est encore possible, du piège infernal dans lequel l’évolution logique du développement matériel l’a fourrée. Teilhard de Chardin appelait cela acquérir le « sens de l’espèce ».
Dans ces conditions, par souci d’équité envers les personnes vivant près des installations particulièrement dangereuses, la moindre des choses est de faire de notre mieux pour limiter les conséquences d’éventuelles catastrophes.
Dans le cas de l’électronucléaire, n’oublions pas que même les écologistes demandent 30 ans pour en sortir (c’est à dire, en fait, pour entrer dans autre chose) : il est donc crucial de poursuivre l’amélioration de la sûreté des centrales pour que tout se passe au mieux dans l’intervalle, en tirant les leçons de Fukushima. Ce qui implique de faire, là aussi, tout de même un peu de probabilité des risques, ne serait-ce que pour les hiérarchiser et décider à quelles améliorations s’attaquer en priorité. La leçon essentielle de Fukushima, dans ce domaine, en plus de ce qui va de soi (réévaluer les protections requises contre les séismes, tsunamis et autres inondations) me semble être qu’une centrale doit pouvoir d’abord, dans un contexte de merdier général et d’interruption de toutes fournitures extérieures, quelles qu’en soient les causes, se débrouiller seule pour assurer l’indispensable refroidissement et éliminer toute accumulation d’hydrogène susceptible d’exploser. Ajoutons-y la capacité d’apporter très vite, par hélicoptère ou par voie d’eau, un excédent de groupes électrogènes et de matériels de pompage, en partant, dès le début de l’évènement, du principe que tout va aller le plus mal possible, selon la loi bien connue de l’emmerdement maximum. Et n’arrêtons surtout pas la construction des EPR déjà lancés, qui sont conçus pour supporter une fusion du cœur avec un minimum de rejets vers l’extérieur : à tout prendre, il faut mieux arrêter de vieux réacteurs mal placés en échange !
En conclusion, je voudrais insister sur un point : le sujet que je n’ai qu’ébauché ici est la prise en compte et la perception des risques dans notre civilisation. D’autres l’ont sûrement déjà fait, mais l’actualité justifiait d’y revenir. J’espère que la plupart des commentaires porteront sur ce sujet, sans s’obnubiler sur les détails annexes.
Mon emploi du temps risque de ne pas me permettre pas de répondre à vos remarques avant lundi. J’en profiterai pour tenter une réponse globale, si possible synthétique .
Justifications annexes
1 – Deux « cygnes noirs » potentiels déjà repérés :
– Effondrement possible d’un énorme pan de montagne dans l’Atlantique, à l’île de la Palma (Canaries), avec une vague de plus de 100 m de haut au départ :
http://fr.news.yahoo.com/79/20110317/tsc-un-mga-tsunami-dans-l-atlantique-est-be0b1cf.html (NB : le terme de tsunami n’est pas correct, l’origine n’est pas sismique et la vague ne se propage pas de la même manière)
– Effondrement possible d’un pan de montagne, barrant la vallée de la Romanche entre Séchilienne et Vizille (Isère), suivi de la rupture du barrage naturel consécutif :
http://www.symbhi.fr/10950-les-ruines-de-sechilienne.htm
Les dernières études ont un peu rassuré, quelques travaux ont été faits, mais le risque maximum ne peut être écarté : un tunnel de détournement de la Romanche, même en crue, reste indispensable (NB : il serait sympa que ceux qui en ont la possibilité fassent un peu de foin médiatique sur ce sujet ; je vous en serais reconnaissant, n’étant arrivé à rien par la voie politique. En gros, il s’agit juste d’éviter de « tsunamiser » Grenoble et dans la foulée les vallées de l’Isère et du Rhône, dont les centrales de Cruas-Meysse et Tricastin).
2 – Conséquences d’un changement climatique sévère :
Je demande instamment aux « climatosceptiques » de rester calmes : dans ce billet, je raisonne par hypothèse sur le pire imaginable, et n’ai donc nul besoin de prouver à 100% la responsabilité humaine dans cet évènement. Je recommande à ceux dont la religion n’est pas faite de passer quelques heures sur les sites http://www.manicore.com/ et http://sauvonsleclimat.org/climat-environnement/rechauffement-climatique.html, ainsi que http://www.realclimate.org/wiki/index.php?title=RC_Wiki (surtout en anglais).
Quant au nombre de victimes et aux surfaces rendues inutilisables pour les activités humaines, considérez qu’il peut se produire entre autres ceci : alternance de sécheresses de longue durée et d’inondations inédites (voir l’Australie récemment) frappant les régions agricoles du Sud, Chine comprise, désertification complète de l’Afrique du Nord, pluies excessives dans la moitié Nord de l’Eurasie et de l’Amérique, perte totale des coraux tropicaux, acidification des océans, migration des poissons vers les pôles (les eaux chaudes dissolvent moins d’oxygène que les froides), modification des courants océaniques, disparition de la banquise arctique en été, fonte suffisante du Groenland et de l’Antarctique et dilatation des océans, d’où une hausse de leur niveau de 5 m au moins (adieu Bengladesh, entre autres), tout ça amplifié par un relâchement massif de méthane par des pergélisols qui ne mériteraient plus leur nom, voire par une partie des hydrates de méthane marins. Imaginez les migrations que ça déclencherait (sans oublier la migration des pathogènes tropicaux), et le bilan des conflits subséquents (p.ex. la Russie laissera-t-elle gentiment des centaines de millions de Chinois venir chercher leur pitance en cultivant la Sibérie ?). A la limite, on obtient le schéma (probablement exagéré) décrit par James Lovelock dans la Revanche de Gaia : 2 bandes habitables aux hautes latitudes Nord et Sud (avec migrations saisonnières pour suivre la lumière), le reste désert, à part quelques oasis montagnardes. On peut aussi consulter le livre « 2033, Atlas des futurs du monde », de Virginie Raisson et, sur le site de Jean-Marc Jancovici : http://www.manicore.com/documentation/serre/index.html#Predire_l_avenir et http://www.manicore.com/documentation/serre/index.html#Risques.
3 – Apport de l’électronucléaire à la lutte contre le changement climatique
Quand on dit que le nucléaire ne pèse que 2% de l’énergie mondiale, et qu’une contribution aussi faible le disqualifie comme outil de lutte contre le changement climatique (donc aussi l’éolien et le photovoltaïque, qui représentent encore bien moins ?), on dissimule que ce pourcentage concerne l’énergie finale ; or, ce qui émet des gaz à effet de serre est la consommation d’énergie primaire (charbon p.ex.) par les centrales électriques. Entre les deux, le rendement des centrales thermiques (nucléaire comme à flamme) étant ce qu’il est, le rapport est environ de 1 à 3. Le poids relatif de l’électronucléaire, quand on se préoccupe du climat, doit donc être multiplié par 3. Il faut aussi garder à l’esprit que le système climatique n’est pas linéaire, mais comporte très probablement des « seuils de déclenchement » : des niveaux de concentration de l’atmosphère en gaz à effet de serre qu’il vaut mieux ne pas franchir, sous peine de basculer dans un autre monde (climatique) dont on ne ressortirait pas forcément par le mouvement inverse (effet d’hystérésis). C’est dire que le moindre pourcent d’émissions en moins peut peser très lourd, a fortiori les 6% du nucléaire. Sur les points de bascule, voir p.ex. http://www.climat-evolution.com/article-diagnostic-de-copenhague-7-points-de-bascule-40923996.html.
4 – Aux sources de l’accident de Fukushima
Paul mentionne le rôle de la cupidité dans la genèse de certains accidents majeurs. C’est en l’occurrence très bien vu : on a d’abord appris que l’AIEA avait prévenu le Japon que les protections antisismiques de certaines centrales n’étaient pas au niveau souhaitable (voir http://fr.news.yahoo.com/76/20110317/twl-les-centrales-japonaises-un-problme-1a8f422.html). Depuis, d’autres dépêches sont venues rappeler le lourd passé en matière d’incidents nucléaires du Japon en général, et de TEPCO en particulier (je vous laisse les chercher, il s’en ajoute tous les jours).
5- Pour en savoir plus sur les risques en général :
Tout simplement http://fr.wikipedia.org/wiki/Risque et http://fr.wikipedia.org/wiki/Cindynique, un portail général http://portaildurisque.iut.u-bordeaux1.fr/ et le site d’un spécialiste de la question : http://www.patricklagadec.net/fr/.
Un article très récent : http://www.slate.fr/story/35477/orgueil-seisme-risques-probabilites
285 réponses à “LE CHOIX DES RISQUES, par Didier Cavard”