L’HUMAIN ? COMPLEXE… TROP COMPLEXE !, par FP

Billet invité.

Quand je suis arrivé en Inde, j’ai commencé par croire que je ne comprenais rien à cette société. J’ai donc parlé, beaucoup, avec des gens différents, d’âges différents, appartenant à des castes différentes, de professions différentes, des religions différentes, des régions différentes… et puis j’ai lu, beaucoup, la littérature indienne, les sociologues occidentaux… et finalement je suis arrivé à la conclusion que, certes, je ne comprenais pas l’Inde – rien de nouveau jusque-là – mais aussi que l’Inde ne se comprenait pas elle-même – mieux, que personne ne la comprenait (sans que cela ne l’empêche pour autant d’exister – je parle de l’Inde) ! Bien sûr, certains possédaient une connaissance fine de tel ou tel contexte, mais aucun savoir de surplomb – scientifique – objectif – théorique ne permettait de s’en faire un idée définitive – « claire et distincte » aurait dit Descartes.

Et puis en rentrant, je n’ai pu m’empêcher de tracer le parallèle avec l’économie mondiale, ô combien plus complexe encore que l’Inde, avec ses milliards d’agents, ses millions de marchandises, ses organisations infiniment diverses, ses multitudes de circonstances infiniment variables, sa dépendance d’avec les structures sociales, politiques, culturelles, sa perpétuelle évolution historique, etc. (Combien de livres faudrait-il pour décrire l’économie mondiale dans toute sa complexité ?)

Tout cela pour dire que la « science économique » s’attaque probablement à l’un des « objets » les plus complexes que les êtres humains puissent étudier : un réseau possédant des milliards de nœuds, des milliards de milliards de connexions – proche du cerveau de ce point de vue-là – et pourtant considérablement plus complexe puisque chaque nœud – chaque personne – est un cerveau entier, au comportement infiniment complexe et varié.

Face à cette (inimaginable) complexité, deux méthodes ont été suivies par les économistes – une fois dépassée – à tort ou à raison ? – la posture de l’honnête homme issue de la Renaissance (soit des Précurseurs jusqu’aux Classiques).

Pour faire simple, d’un côté Marx (et plus généralement l’approche historique allemande, à laquelle s’ajouterait Max Weber et les institutionnalistes variés) : c’est la voie de la connaissance encyclopédique (doublée ou non d’une synthèse de type hégélien), qui conduit à l’historicisation du capitalisme, et rapproche l’économie de l’histoire.

De l’autre Walras (et plus généralement toute l’économie académique actuelle, ce que l’on appelle aussi la théorie néoclassique), c’est la voie de l’abstraction du problème doublée d’une formalisation mathématique, qui conduit à la naturalisation du capitalisme, et rapproche l’économie de la physique (comme elle, écrivait Walras, « l’économie est une science mathématique »).

Keynes est singulier de ce point de vue, puisqu’issu de cette seconde tradition, il a refusé malgré tout l’usage d’un formalisme pour décrire sa conception du capitalisme – et cela, tout comme Hayek d’ailleurs, parce qu’il avait conscience de l’incertitude (impossible à probabiliser, par opposition au risque, probabilisable) inhérente au capitalisme – raison évidemment pour laquelle, seul, il a pu faire une théorie des crises financières et des bulles spéculatives.
Mais je m’enflamme… et l’on partirait trop loin.

Tout cela pour dire que la critique – triviale – selon laquelle l’économie n’est pas une science / est une mauvaise science, etc. me paraît – à la fois – juste et stupide.

La vraie question à se poser serait plutôt : mais qu’attendons-nous donc de l’économie ?

Si vous souhaitez prendre connaissance d’une tradition regroupant les plus brillants esprits des temps passés parmi tous ceux qui ont étudié les questions économiques, eh bien plongez-vous dans la science économique en lisant les écrits qui la composent (cela devrait être obligatoire au cursus de n’importe quelle formation de citoyen digne de ce nom, tout comme devrait l’être l’étude de tous les domaines du savoir – même si cela paraît difficilement réalisable dans un monde comprenant six milliards d’être humains).

Mais attention, si par hasard vous le faites, vous y perdrez vos illusions !

Car l’objet même de l’économie défie nos capacités d’appréhension : personne ne peut comprendre scientifiquement le système capitaliste; il ne s’agit là que d’un fantasme (au mieux) ou de l’alibi d’une domination (au pire).

Et de ce point de vue-là, l’économie se rapproche effectivement de l’histoire. Posez donc des questions analogues à celles qui motivent certaines interventions sur ce blog à des historiens : demandez-leur de prédire le futur, demandez-leur les causes précises d’une transformation majeure du passé, demandez-leur des plans détaillés pour réformer la société actuelle, croyez-vous qu’ils pourront vous répondre « scientifiquement » ? En déduirez-vous que l’histoire n’est pas une science pour autant ?

Cela étant dit – et si l’on devait faire le procès de l’économie contemporaine, les deux fautes majeures que l’on pourrait lui reprocher sont, d’une part, la naïveté scientiste de la tradition dominante qui croit comprendre le capitalisme en le purifiant mathématiquement (et particulièrement des certitudes antipolitiques qui en découlent, je parle de la prétention de savoir avec laquelle se leurrent la plupart des économistes – ce que la psychanalyse nommerait « infatuation du moi »), et d’autre part la corruption théorique de ceux qui ont vendu leur réflexion aux intérêts financiers dominants (mais le plus souvent, comme toujours, par ignorance, bêtise, bref finitude humaine). Deux grandes fautes, c’est certain – mais qui se doublent d’un fantasme de soumission bien facile chez les citoyens (l’économie, c’est trop compliqué pour moi, je préfère regarder la télévision ; ou dans sa variante opposée, les économistes sont nuls, moi je sais tout, bienvenue au comptoir du bistrot !).

Et malheureusement, c’est cette servitude volontaire (La Boétie est à la mode ?) qui me laissera toujours sceptique (ou totalement idéaliste c’est selon) ; puisque je ne vois pas dans quelles conditions nous pourrions dépasser cet antagonisme « prétention de savoir / soumission devant les experts ». Le problème fondamental que nous touchons là, l’ajustement par rapport au savoir de l’ensemble des citoyens, n’a rien à voir avec l’économie, le même problème se pose en ce moment par exemple avec le nucléaire, et c’est bien la même raison qui poussait Platon, il y a déjà plus de deux mille ans, dans La République en l’occurrence, au plus profond pessimisme sur le fonctionnement de la démocratie. – Comment une société complexe peut-elle démocratiquement se gouverner elle-même ? Ou si vous préférez, comment créer autant de citoyens que de sapiens, soit plus de six milliards d’un coup et par magie. Compte tenu de la complexification des savoirs contemporains et de l’accélération de l’histoire à laquelle nous assistons – j’avoue ne pas DU TOUT savoir comment répondre à cette question…

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