Billet invité. Attention, les lecteurs qui n’auraient pas vu le film « Shutter island » et projettent de le faire sont invités à sauter le premier paragraphe qui dévoile une partie essentielle de l’intrigue.
Dans le film « Shutter island », tourné par Martin Scorsese et sorti en 2010, Leonardo DiCaprio incarne un inspecteur de police enquêtant sur la disparition d’un patient d’un hôpital psychiatrique. Au cours de son enquête, il est confronté à différents éléments qui rendent cette disparition étrange et laissent penser au spectateur que l’inspecteur a lui-même quelques problèmes psychologiques. Finalement, confronté directement à des faits de plus en plus en contradictions avec sa conception de la situation, sa vérité s’effondre et il est forcé, au prix d’une intense souffrance, de reconnaître qu’il n’est pas inspecteur mais le fameux patient recherché. Nous pourrions bien être tous, à des degrés divers, des Leonardo DiCaprio, observant le monde au travers d’une paire de lunettes déformantes et nous efforçant de les conserver coûte que coûte sur le nez, pour ne pas avoir à nous remettre en cause.
En science, ces lunettes sont les lois censées décrire le monde et ses principes de fonctionnement. Celles-ci sont tenues pour vraies jusqu’à ce qu’elles soient démenties par la réalité : confrontés à des faits ne s’accordant pas aux résultats attendus, les scientifiques, au prix d’intenses souffrances, sont obligés de les abandonner et de les remplacer par d’autres jugées plus efficaces, c’est à dire plus en accord avec l’ensemble des fait connus.
Ces lois servent aussi à prévoir, à construire. Certaines lois physiques (ex. : calcul des forces et des équilibres, résistance des matériaux, diffusion de la chaleur, etc.) sont par exemple utilisées par les architectes pour calculer les paramètres nécessaires à la construction d’un édifice. Si les lois utilisées s’avèrent in fine être erronées, le résultat obtenu ne correspondra pas au résultat attendu. Le bâtiment présentera des faiblesses qui, selon leur importance, conduiront à son effondrement, par vieillissement prématuré ou suite à un accident auquel il n’aura pu résister, contrairement à ce que les calculs avaient prévu.
Il en est de même pour la construction des sociétés. Dans ce cas, les lunettes sont les principes (économiques, politiques, religieux, scientifiques, etc.) qui ont conduit par exemple aux choix des institutions et de représentation des peuples, ou encore aux modes de production des biens et des services, aux moyens d’échange (monnaie, commerce) et de partage des résultats. Les sociétés étant diverses et évolutives, il ne faut pas forcément s’attendre à ce que ces principes soient universels et immuables mais simplement efficace pour la société qui les met en œuvre, au moment où elle les met en oeuvre.
La crise globale (financière, économique, sociale, politique, environnementale, énergétique, etc.) pose donc la question de l’efficacité des principes utilisés pour décrire le monde et construire nos sociétés. Car il est évident que le résultat obtenu ne correspond pas au résultat attendu. Cette manière de voir les choses peut être intégrée à l’anticipation politique. L’exercice consiste alors à identifier les lunettes posées actuellement sur le nez de nos architectes, et à évaluer leur efficacité, c’est à dire estimer les écarts entre résultats obtenu et résultats attendus (entre monde réel et monde conçu). Si cet écart est important, il est prévisible que l’édifice va s’effondrer, car les lois et principes utilisés pour le construire étaient erronés, et s’il est de plus perçu comme insupportable, les lois ne seront plus reconnues et une nouvelle manière de voir le monde, c’est à dire en fait de le concevoir, apparaîtra.
La loi de l’offre et de la demande / la marchandisation
La loi de l’offre et de la demande est une des paires de lunettes les plus utilisées par nos architectes. Selon cette loi, les interactions entre quantités offerte et demandée d’un bien donné aboutiraient, dans le cadre d’un marché concurrentiel, à la formation de son juste prix. Ainsi, la fameuse « main invisible » du marché, c’est à dire l’ensemble des forces engagées dans les transactions d’un marché donné, permettrait de décider de manière efficace quelles actions doivent être menées (production, investissement, achat, etc.). Or, cette équation offre/demande est erronée, en ce sens qu’elle ne permet pas d’expliquer la formation des prix dans un grand nombre de situations, simples ou complexes.
Les écarts entre résultats attendus (les prix selon la loi) et résultats obtenus (les prix observés) sont généralement expliqués par les imperfections du marché, comme par exemple des assymétries d’information ou de contraintes (ex. : taxes, lois, etc.) ou encore une concurrence insuffisante. Bizaremment, ce n’est pas la loi mais le monde qui est jugée inefficace. Et nos architectes-décideurs s’appliquent donc à faire évoluer ce dernier pour permettre à la loi de s’appliquer correctement. Ce qui a conduit, entre autres, au libre échange ou encore à l’objectif européen de « concurrence libre et non faussée » (l’efficacité de ce principe était tellement assuré, que les architectes ont même initialement voulu l’inscrire dans le marbre d’un traité européen, résolvant ainsi par la même occasion un autre problème : l’inefficacité de la démocratie et ses pertes de temps en débats interminables).
Cependant, les écarts entre résultats obtenus et résultats attendus restant toujours difficilement explicables, même en prenant en compte les imperfections, d’autres manières de voir les choses et de concevoir le monde émergent. Ces nouvelles lunettes continuent à prendre en compte les interactions des quantités offertes et demandées d’une marchandise donnée, mais aussi le nombre et la qualité des acteurs (offreurs et demandeurs) ainsi que les relations pouvant exister entre eux (cf. Paul Jorion, Le prix, Editions du Croquant, coll. « Dynamiques socio-économiques », 2010). C’est donc plutôt embétant, du fait que cette loi a servi à construire la majeure partie de nos sociétés dites modernes.
La marchandisation
La loi de l’offre et de la demande dans le cadre d’un marché concurrentiel ayant été jugée efficace par les architectes pour déterminer les prix justes et les actions à mener, ceux-ci ont confié la gestion du plus grand nombre possible d’activités humaines à la main invisible du marché. Ce processus de marchandisation est toujours à l’œuvre aujourd’hui et c’est même un des principaux moteurs de la dynamique économique mondiale et notamment européenne.
En dehors des réserves que l’on peut avoir sur l’efficacité de la loi sur l’offre et la demande, le marché est-il effectivement efficace quelle que soit l’activité humaine ? Là encore, après quelques dizaines d’années de mise en œuvre des écarts assez importants entre résultat conçu et observés apparaissent. Il s’avère en fait que les lunettes de la marchandisation induisent une triple myopie : le champs de vision de celui qui les porte devient très limité, dans l’espace et dans le temps et ne concerne de plus que la transaction. Ces lunettes limitent le champs de vision dans l’espace car, si elles montrent avec une très grande précision la communauté proche des acteurs participant directement aux transactions, elles rendent flous ou carrément invisibles tous ceux qui en sont éloignés (globalement : le reste du monde).
Ainsi, spéculer sur les cours du riz peut être une opération efficace pour les acteurs engagés sur ce marché et générer des gains importants pour eux. Ils auraient donc raison d’agir ainsi (et le fait qu’ils n’aient créé aucune valeur réelle justifiant ces gains est un autre problème). Toujours est-il qu’ils sont le marché et leurs transactions aboutissent à la formation du prix du riz considéré comme « juste ». Mais, ce prix n’est en fait juste que pour ces acteurs directs. Les autres, par exemple les populations de pays lointains souhaitant se nourrir, considèrent au contraire ce prix comme particulièrement injuste. Mais les lunettes ne permettent pas de les percevoir. De la même manière, ces lunettes limitent aussi le champs de vision dans le temps, car elle ne prennent en compte que les conséquences à court terme de la transaction, rendant floue ou invisibles celles à moyen ou long terme.
Ainsi, la commercialisation de l’amiante ou du mediator a surement été une action jugée efficace, même si les risques étaient connus, car leurs rentabilités n’ont été perçues par les acteurs que sur le court terme. Il en va de même pour la surexploitation des ressources naturelles (ex. : poissons, pétrole). Là encore, les conséquences, pourtant connues et directes, ne sont pas prises en compte dans les décisions. Par ailleurs, ces lunettes limitent encore le champ de vision aux seuls aspects directs de la transaction et ne permet pas de percevoir les domaines connexes. Par exemple, le fait que le prix du riz soit devenu insupportable par les populations souhaitant se nourrir peut engendrer des émeutes de la faim et donc des dégats et des coûts extrêmement élevés dans ces pays (qui heureusement sont lointains). Bien que le marché ait perçu ses gains lors des échanges, il n’est pas concerné par la gestion de ces problèmes qui devront être résolus et payés par d’autres.
Globalement, le marché permet aux acteurs participant directement aux transactions de se dissocier du reste de la société, de séparer avantages (les gains) et inconvénients (coûts directs et indirects, gestion des risques) d’un marché donné, afin de s’approprier préférentiellement les premiers et laisser les seconds aux autres, dans l’espace ou le temps. C’est pourquoi le choix du marché comme organe de prise de décision politique et sociale est une erreur fondamentale, un peu comme essayer de planter un clou avec un tournevis. Les écarts entre résultats attendus et obtenus sont donc particulièrement importants dans le cas de la marchandisation. Transformer toute activité humaine en marchandise conduit à la construction d’édifices particulièrement déséquilibrés, qui ne pourront que s’effondrer.
La concurrence / la compétition
La loi de l’offre et de la demande ne s’applique que dans le cadre d’un marché concurrentiel. Pour permettre aux interactions entre quantités de marchandises offertes et demandées de jouer à plein et aboutir aux justes prix, les architectes s’ingénient donc à créer de la concurrence. La compétition est par ailleurs considérée comme stimulante, y compris en dehors de toute activité économique (ex. : jeux, sport, etc.). Stimulation par la compétition et contrainte par la concurrence devraient donc aboutir à des performances particulièrement impressionnantes. Hélas, là encore, la comparaison entre résultats attendus et obtenus est très mitigée. Les écarts sont dans certains cas tellement importants, que même le marché les rejette, les considérant comme contreproductifs.
Ainsi, le développement d’innovation en entreprise, réalisée il y a peu encore dans des centres de recherche hermétiques et allant jusqu’à rejeter les inventions extérieures (syndrôme NIH : not invented here), a maintenant été entièrement inversé : la coopération serait maintenant la voie de sortie de l’impasse dans laquelle elle se trouve (cf. cet exemple). Les nouveaux concepts jugés efficaces sont maintenant « l’open innovation », « les écosystèmes » ou encore « l’entreprise étendue », c’est à dire un ensemble d’acteurs coopérant pour la réalisation de projets communs. A ce titre, la dénomination française de « pôle de compétitivité », plutôt que de « pôle de coopération », semble issue d’un monde en voie de disparition.
Contrairement aux prévisions des lunettes actuelles, créer une concurrence entre les acteurs n’est pas la voie la plus efficace pour progresser dans tous les domaines. Par souci d’efficacité, il est prévisible qu’un grand nombre de domaines soit retirés à moyen terme (25 ans ?) du monde marchand et de la concurrence et confié à une gestion publique, commune et coopérative.
Le capitalisme
In fine, ce qui apparaît au travers du constat de l’inefficacité de ces différentes lois et principes qui ont servi construire nos sociétés, c’est l’inefficacité du capitalisme, en tant que choix de mettre l’argent comme valeur centrale de la société, à la fois comme objectif, moyen et paramètre de décision (selon la « rentabilité » définie par le gain en argent d’une opération donnée). Face à un tel constat, on peut se demander comment ces lois, principes et choix ont pu être jugés efficaces et diffusés au niveau mondial.
En dehors des vertus que l’on a bien voulu leur attribuer, vertus défendues en premier lieu par ceux en qui en sont les bénéficiaires et qui se trouvent être, le hasard faisant bien les choses, ceux qui disposaient déjà des moyens (financiers et politiques) de convaincre les autres, les lois du marché, de la concurrence etc. ont un avantage particulièrement attractif pour les décideurs : celui de ne pas avoir à assumer les décisions pénibles. Ainsi, des décisions personnelles qui seraient normalement considérées comme immorales et injustifiables, comme par exemple affamer des populations entières et créer des émeutes de la faim, deviennent impersonnelles et autorisées, un peu comme s’il s’agissait non pas du résultat d’un choix effectué par un groupe mais des conséquences d’une loi physique similaire à l’attraction universelle. Et face à une catastrophe naturelle, les victimes se trouvent simplement au mauvais endroit, au mauvais moment.
Un tel constat devrait conduire les architectes à abandonner leur lunettes pour en chausser d’autres, que l’on espérera plus efficaces. Mais il est hélas bien plus difficile de changer d’idéologie que de lunettes. En effet, d’une part les représentants de cette idéologie sont à tous les pouvoirs et refuseront bien sûr de les abandonner. Il ne s’agit pas simplement pour eux d’éviter la souffrance du changement de paradigme, mais aussi et surtout, d’éviter celle qu’engendrait la perte de leur position dominante en cas de changement d’édifice. Les appartements qu’ils occuperont dans le futur immeuble ne seront en effet probablement pas aussi confortables ni aussi bien situés que ceux qu’ils possèdent actuellement.
D’autre part, une idéologie ne peut s’effondrer que si elle est remplacée par une autre, jugée plus efficace. Le capitalisme ne pouvant plus aujourd’hui convaincre de son efficacité, son maintien passera par la lutte contre les adversaires potentiels. La bataille de l’efficacité étant perdue, l’enjeu est donc d’empêcher une offre concurrente. D’ailleurs, c’est simple : « There is no alternative ». Cette situation peut être très dangereuse, car face au vide, des idéologies qui n’auraient eu que peu d’écho normalement peuvent apparaître comme des solutions possibles. La montée des extrêmes droites en Europe en est un exemple.
Et c’est en cela que la crise actuelle n’est pas une crise comme les autres : elle ne s’en distingue pas tant par son ampleur que par sa nature. Cette fois, il semble bien que l’écart entre résultats attendus et obtenus, entre monde conçu et réel, a été perçu comme insupportable et même dangereux par une fraction importante de la population. Or, « les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre de manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu’elles ont contribué à créer ». (Thomas Kuhn, « La struture des révolutions scientifiques », chap. VIII)
De très nombreuses autres paires de lunettes, comme par exemple l’Europe ou encore les institutions démocratiques, pourraient être aussi questionnées de la même manière. Pour chaque sujet, la question reste la même : l’écarts entre monde réel et monde conçu, entre résultats attendu et obtenu est-il important, supportable ? Saurons-nous reconnaître nos erreurs, surmonter les souffrances du changement et concevoir un nouveau monde ou resterons-nous des myopes chaussant de mauvaises paires de lunettes ?
154 réponses à “CHANGEMENT DE PARADIGME : NOUS SOMMES TOUS DES LEONARDO DI CAPRIO, par El JEm”