Billet invité
Un billet est une drôle de chose, une chose qui vous échappe, dès qu’elle est posée sur un coin de table, sur une table ouverte où chacun peut s’en saisir et l’auteur en être dépossédé, à moins que ce ne soit le billet qui ne le soit, allez savoir. C’est ainsi et c’est tant mieux
Dans « Une radicalité simple », contrairement à mes habitudes, je n’ai pas voulu intervenir, pour ne pas interférer dans un débat que je pressentais important et sensible, à raison semble-t-il. Le pressentiment est un organe complexe et difficile à manier, certains diront qu’il doit donc l’être avec d’autant plus de circonspection. Reste qu’une manière d’écrire ne peut pas tenir compte de l’infinie variété des sensibilités, au risque de se dénaturer et de ne plus pouvoir transmettre, ce qui est pourtant le but : toujours sur le fil mais ne jamais (trop) y penser. C’est ainsi et c’est tant mieux.
Cela permet d’avancer dans des échanges dont on voit bien qu’ils sont un des moteurs de ce blog. Restent cependant des interrogations, des incompréhensions et des questions. Il me semble nécessaire d’y répondre, si l’objet d’un billet est bien toujours d’échanger, mais en identifiant cette fois-ci ce qui pourrait relever d’impasses et de portes de sorties dans une cartographie limitée d’un territoire humain en perpétuelle évolution : comme le disait un commentateur, la carte n’est pas le territoire. Mais sans cartes, il n’y a que des terres inconnues.
La première des impasses serait de se focaliser sur le niveau de radicalité. Car là où il me semblait porter un constat, certains y ont vu une critique des mouvements des indignés, critique malvenue au demeurant de la part de quelqu’un qui n’est ni indigné, ni dans l’action. La question de l’absence programmatique de ces mouvements ne se pose pas, d’abord parce qu’elle est prématurée et ensuite parce que, à raison me semble-t-il, ces mouvements portent en premier lieu une réaction ou une résistance là où des partis portent (enfin, devraient porter) des projets politiques. Ainsi, la première des radicalités que je soulignais des indignés est de renouveler la forme du débat démocratique : rejet de porte-paroles patentés, affirmations concrètes sur des espaces publics du mal-être de sociétés qui se jouent la pièce des trois petits singes, apolitisme revendiqué haut et fort chamboulant les codes classiques de la politique.
Mais absence de programme ne signifie pas non plus absence de buts politiques, qui permettent de donner une signification à l’indignation, pour les indignés mais aussi et surtout pour les fameux 70 % de la population dont on pose comme principe ou hypothèse qu’ils partagent une vision commune de la crise. Sur ce point d’ailleurs, rien n’est certain et tout reste à démontrer. Car force est de constater que malgré l’approfondissement de la crise, jour après jour, un sens commun tel qu’il puisse être partagé par 70 % de la population n’a pu émerger, et ce malgré les multiples mobilisations, massives dans les rues, qui ne parviennent pas à créer une assise sociale suffisante pour déboucher sur une remise en cause profonde du cadre dans lequel cette crise se joue. Pire même, dans certains pays comme l’Espagne ou le Portugal, malgré cette « grande perdition » (ou à cause de celle-ci), le débouché immédiat en termes politiques lors d’élections se révèle encore plus catastrophique et dans d’autres, comme la Grèce ou l’Italie, on assiste au spectacle navrant de l’incapacité de produire une alternance politique.
Ailleurs, lors des révoltes arabes, la question du débouché politique ne se posait pas, tant il semblait nécessaire et évident que la dictature prenne fin, tandis qu’en démocratie, la révolte contre la ploutocratie vient immanquablement buter sur une représentation démocratique qui se refuse à affronter un tant soit peu l’ordre d’un monde qui les surplombe. Reste qu’en Tunisie, en Égypte ou ici, le vide politique finit peu ou prou par être occupé, soit par ceux qui furent absents des révoltes, soit par ceux qui héritèrent du pouvoir, soit par les dirigeants au pouvoir même. On oublie en France combien les émeutes (les révoltes ?) des banlieues à l’automne 2005 (6 ans déjà) ont indirectement et malencontreusement contribué à l’accession au pouvoir du dirigeant actuel, surfant sur la « peur du chaos » adroitement instillée, opposant la « France qui travaille » à « l’autre France ».
Au demeurant, ce n’est pas la mesure de la radicalité qui fait défaut puisque ce sera à qui proposera le plus de radicalité, qui lavera plus blanc que blanc (même dans les nœuds radicalement noués) : devant cette surenchère, les chalands ont déjà passé chemin et s’en retournent à la bonne vieille offre politique ou taquiner le goujon, lequel n’a rien à dire. Changer de cadre, certes, mais perdus comme nous sommes dans cette « grande perdition » sans carte et sans boussole, rester sur les sentiers balisés est encore le meilleur moyen de ne point se perdre plus et mieux. De sorte que l’impasse de la radicalité telle que posée et définie plus avant doit nous permettre de poser la question non pas tant de la quantité de radicalité nécessaire mais bien de sa géographie et de son histoire.
La seconde impasse serait d’oublier les enseignements qu’a pu nous livrer l’histoire sur les révoltes et révolutions diverses et variées, dont je n’ai retracé (avec le malheureux oubli du CNR et de ses suites) que les plus grands mouvements tectoniques contemporains et pour ne parler que de la France, comme toujours lorsque les Français se complaisent à parler d’Histoire. Ces enseignements sont que le corps social et l’esprit philosophique des révoltes vont de pair et que s’il vient à manquer l’un ou l’autre, celles-ci s’étiolent irrémédiablement dans les sables mouvants et mordorés des empires sanglants, des Guizot et des Thiers renouvelés, sans oublier les Pétain faisant don de leur personne à une France qui ne l’avait pas requise.
Cette histoire avec laquelle renouent la Tunisie et l’Égypte, après plus de 40 ans de temps suspendu, est en train de livrer à nouveau son message, à savoir que si l’on ne s’attèle pas à définir simplement mais radicalement des buts politiques, d’autres le feront pour vous et comme l’on sait que « poser la question, c’est déjà y répondre », nul doute qu’ils y trouveront les réponses qu’ils souhaitent apporter. L’islamisme « modéré » est ainsi une possibilité de substituer des buts politiques mis à bas (l’ordre dictatorial) par d’autres buts politiques (l’ordre et la justice sociale, fondé sur des valeurs religieuses), alors même que les islamistes ne participèrent pas aux révoltes mais en récoltèrent les fruits.
Ces résultats, démocratiques, ne préjugent pas, même à court terme, des dynamiques sociales et politiques futures (notamment la confrontation d’avec l’ordre économique international) mais ils enseignent que si les révoltes furent radicales dans leurs formes (absence de leaders, pacifisme, manifestations sur les lieux publics, mobilisations des réseaux sociaux sur internet) et dans la chute de la dictature comme but politique, il s’avère au final que le corps social des révoltes s’étiola par absence de buts politiques une fois la dictature tombée. On peut ainsi faire un parallèle avec les mouvements des indignés en Occident, dont nombre de caractéristiques peuvent être retracées à l’aune de ces révoltes arabes mais dont on peut aussi légitimement se poser la question, sans pour autant que cela soit une critique, de ce qu’il en adviendra lorsque le grand effondrement succédera à la « grande perdition ». À mon sens, pas grand chose.
Certains d’ailleurs attendent patiemment l’heure qu’ils disent être la leur et d’autre n’espèrent rien tant qu’un soubresaut plus brutal encore de la crise pour se remettre en selle quand ils sont eux-mêmes en grande perdition politique, l’essentiel étant alors de fournir une réponse politique, quelle qu’elle soit, du moment qu’elle puisse donner un sens à tout ça. Les conservateurs et réactionnaires de tout poil en Europe et plus largement en Occident (par exemple le Tea Party aux USA) ne sont en cela que les pendants réalisés ou à venir de l’islamisme « modéré » dans les pays arabes, tout autant démocratique que ne le sont ou le seront ces derniers. À l’inverse, et quel que soit le degré de radicalité des idées politiques, l’histoire apprend aussi que sans le corps social de la révolte ces idées ne feront rien germer : 40 ans d’oppositions politiques aux régimes de Ben Ali et de Moubarak se sont résumés dans l’immolation d’un vendeur de rue à qui on avait retirer le droit de commercer et de gagner sa vie. C’est parce que l’injustice est faite homme que les hommes recherchent la justice.
Il y a néanmoins à ce stade une remarque à faire, sans quoi nous entrerions là encore dans une autre impasse : il ne m’apparaît pas relever de la responsabilité des mouvements d’indignés d’apporter par eux-mêmes obligatoirement une réponse politique, encore moins de porter la responsabilité de son absence en cas d’effondrement et de ses conséquences, quelles qu’elles soient. Identifier un manque n’en n’impute pas la responsabilité car comme chacun sait, on ne peut être à la foire et au moulin : si les indignés ont choisi de porter leurs colères au moulin, ils se refusent (à bon droit) de participer à la foire politique, du moins telle qu’elle se présente à eux.
À force d’apolitisme, les indignés en sont venus à rechercher à se situer, mais dans le cadre constitué. La question de la géographie de la réflexion politique dans ces mouvements risque donc d’être byzantine, d’autant plus que la forme choisie de débats par consensus risque de devoir concilier les aspects ontologiques des mouvements (pacifisme, apolitisme) et la nécessaire dose de radicalité quant au politique, en rapport avec le niveau d’indignation exprimée. Les questions politiques tourneront donc autour du cadre ou à l’intérieur mais pas sur le cadre même. En ce sens, j’ai donc indiqué que les réflexions de Paul Jorion étaient une « radicalité simple », que je ne retrouvais pas au sein des mouvements des indignés.
Radicalité, non pas parce que le niveau de radicalisme pour participer aux débats menés notamment sur ce blog est si élevé qu’il en interdit l’accès aux plus paisibles des citoyens (bien au contraire) mais bien parce que ces débats se centrent sur le cadre lui-même de nos actions, débats qui d’ailleurs donnaient lieu à l’expression de positions polarisées quant aux priorités à définir pour d’éventuels plans d’action ou aux responsabilités des uns ou des autres.
Simple, parce que contrairement aux apparences, c’est bien le refus d’une radicalité pour la radicalité qui fait que l’objectif premier est de pouvoir faire sens socialement, afin de construire un socle social : les fameux 70 %. Cette simplicité doit d’ailleurs se retrouver dans l’énoncé des choses (« ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ») mais reste sous-jacente à la nécessité de faire sens commun. Sur ce point, la simplicité est aussi un but politique. Certains ont d’ailleurs cité Orwell et sa « Common Decency » : de la même manière qu’il existerait un penchant naturel au bien, un bon sens partagé par tous, il existerait aussi la capacité naturelle de remettre en cause nos propres cadres. A condition, comme le soulignait l’auteur, de ne pas s’extraire, de ne pas se couper de la vie quotidienne, en premier lieu parce que celle-ci nous enseigne mais aussi parce que nous perdons dans le cas contraire la capacité à signifier simplement aux hommes.
Les deux mamelles d’une radicalité simple, que l’on pourrait définir par erreur comme un oxymore, seraient de :
1/ s’attacher à définir non plus le niveau de radicalité nécessaire pour modifier le cadre mais plutôt cibler ce qui définit le cadre lui-même. De ce seul fait, toute action ou réflexion ciblant ce cadre serait par nature une radicalité, peu importe par ailleurs le niveau de celle-ci ;
2/ se baser sur ce qui fonde la vie quotidienne de chacun, afin que chacun puisse saisir immédiatement ce que chacun a en commun quant aux réflexions ou actions proposées, quelles que soient leurs radicalités.
Analysons les différents termes que Paul Jorion nous a proposés, sous la perspective mamellaire devenue ainsi familière : héritage, intérêt/prêt, propriété. Sur ces trois termes, on peut y déceler le fait qu’ils soient constitutifs du cadre actuel et le fait qu’ils nous sont quotidiens (au sens non pas de journalier mais bien de proximité). Point de banalité excessive qui nous les ferait écarter de nos réflexions, étant donné leurs importances sociales, mais point non plus de radicalité excessive qui nous en ferait des objets étrangers. On pourrait ajouter à cette liste un certain nombre de termes.
On a évoqué ainsi le prix, que l’on s’efforce d’éplucher radicalement pour mieux en saisir toute la banale familiarité. Il reste encore beaucoup à dire sur ce sujet, notamment sur la proportionnalité. Mais l’on pourrait aussi poursuivre en si bonne voie avec le travail, dont « ils ne mourraient pas tous mais (dont) tous étaient frappés ». Mais aussi avec la monnaie, que l’on utilise dans nos échanges tant et si bien que nos échanges finissent par se monnayer et nous coûter fort cher. Mais aussi avec la fiscalité sur les revenus dont on a oublié combien la radicalité de son existence fut décriée à sa création, pour ne rien dire de la simplicité universelle de sa progressivité. Mais aussi avec la délégation que nous octroyons à nos représentants pour diriger la chose publique. Mais aussi avec le partage de la connaissance. Mais aussi…
Tout un programme.
Un programme dont les mouvements des indignés pourraient s’inspirer pour alimenter leurs actions, et inversement, le blog de Jorion (« le rade, avec une porte verte, à côté de l’atelier du père Trinquier, pouvez pas vous tromper : y un nain de jardin barbu qu’est pendu sous une cloche, en guise de tympan ») s’inspirer de la nature humaine en mouvement pour alimenter sa simplicité.
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