ALCESTE, MAIS PAS SEULEMENT À BICYCLETTE

C’est avec délice que j’avais vu il y a deux ans Les femmes du 6ème étage de Philippe Le Guay, c’est donc sans inquiétude ni appréhension que je suis allé voir aujourd’hui Alceste à bicyclette, du même.

Je hais les prétendus critiques de cinéma dont le compte-rendu se limite à dévoiler la chute de l’intrigue, ce qui ne requiert aucun talent, si ce n’est celui d’avoir été assis là dans le noir dans une salle pendant deux heures. J’en dirai donc le moins possible à ce sujet. Voici cependant : dans le film de Le Guay, l’interaction entre deux hommes et une femme prouve qu’Alceste, le misanthrope de Molière, avait raison.

C’est donc un film pessimiste. Mais on ne peut s’arrêter là, et la raison pourquoi, c’est que Lacan a affirmé, à très juste titre d’ailleurs, qu’Alceste est fou (Lacan 1966 [1946] : 173). Molière n’en pensait pas moins, qui sous-titra sa pièce « L’atrabilaire amoureux ». L’excès de bile noire est bien une maladie, même si nous ne croyons plus à son existence aujourd’hui, ni en trop, ni en trop peu, ni même en quantité suffisante.

Le peu de liberté dont nous disposons en tant qu’êtres humains nous permet cependant d’adhérer plus ou moins aux propos que nous tenons : de la citation par nous sans engagement aucun de quelque chose que nous avons entendu dire : « Il paraît que… », à notre identification totale : « Je jure mes grands dieux que… » (Jorion 1989 ; 2012 : 220-223 ; 2009 : 147-156).

C’est la dynamique d’affect de celui qui entend les propos tenus par un autre qui lui permet de décrypter le degré d’adhésion de celui-ci à ce qu’il a dit, de reconstituer en lui-même la distance ou la proximité qui existait entre les paroles qui ont été prononcées et celui qui les a prononcées.

Pour le fou au contraire, il ne peut y avoir de « second degré », ni d’ironie, ni aucune distance possible entre les propos qui ont été tenus et l’identification à ceux-ci de celui qui les a tenus : une adhésion pleine de l’autre à ce qu’il a dit est postulée a priori par le fou, parce qu’aucune dynamique d’affect n’opère en lui.

Par conséquent, entre le fou qui entend et celui qui s’adresse à lui, il ne peut y avoir non plus d’identification conjointe ou de rejet conjoint aux propos qui ont été tenus, dans une négociation entre eux de ce degré d’adhésion. Le fou ne peut constituer du coup un « nous » avec son interlocuteur : il lui est impossible de passer d’un double « je crois que… », le sien et celui de son interlocuteur, à un « puisque nous le savons vous et moi… » qu’ils énonceraient alors ensemble.

Fabrice Luchini est Alceste le fou, Lambert Wilson est Philinte l’homme normal, jouet de la double contrainte d’assurer sa survie personnelle et celle de l’espèce dans son ensemble, Maya Sansa incarne l’espèce toute entière, dans sa misère comme dans sa gloire. Il font cela à la perfection.

Philippe Le Guay, dans un splendide ralenti où alternent en deux plans le monde du cinéma et les yeux d’Alceste en costume d’époque, nous prouve que c’est le fou qui a raison. Mais ce serait folie de ne pas aller assister à leur démonstration sans faute.

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Paul Jorion, Principes des systèmes intelligents, Broissieux : Le Croquant 2012 [1989] : 220-223

Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris : Gallimard 2009 : 147-156

Jacques Lacan, « Propos sur la causalité psychique », in Écrits, Paris : Le Seuil 1966, pp. 151-193

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