Réflexions pour un mouvement néodémocratique (IV) – Une question cruciale : notre attitude, par Francis Arness

Billet invité. Le dernier de cette série est accessible ici

Que nous appartenions au peuple ou aux élites, nous devons absolument prendre la mesure de la situation de l’Europe et du monde. En prendre la mesure ne veut pas dire que nous n’arriverons pas à construire de solutions globales – c’en est au contraire la condition première. C’est souvent notre manque d’inventivité individuelle et collective, et notre pessimisme existentiel – notre soumission à la logique du moindre pire -, qui font que nous croyons que la construction de telles solutions globales est a priori impossible, et que nous ne percevons pas tout ce qui est déjà réalisé en ce sens par la société civile. Comme l’écrit Frédéric Lordon dans D’un retournement l’autre : « pour qui veut bien les voir, des idées il y en a »1.

En fait, notre situation est la suivante. Un regard lucide sur la situation écologique, économique et politique ne peut pas ne pas nous rendre pessimiste. Devant l’étendue de la crise écologique, Paul Jorion en est dernièrement venu à parler d’« énergie du désespoir ». Il reste que la majorité de la population, ainsi que les classes dirigeantes et responsables de bonne volonté, sont pour leur part plongées dans un autre pessimisme : le pessimisme existentiel lié à la logique de moindre pire dont nous devons collectivement absolument sortir. Ce pessimisme existentiel entraîne une occultation du réel, tandis que le pessimisme lucide est pour sa part lié à l’assimilation de celui-ci. La majorité de la population, ainsi que les élites de bonne volonté, doivent d’abord s’extraire de ce pessimisme existentiel, afin de pouvoir en venir à assimiler le réel. Pour cela, nous devons pratiquer une modification, ce que j’appellerai dans mes billets suivants un « renversement » de l’« atmosphère sociale » générale.

Ainsi se pose à nous la question suivante. Comment devons-nous faire pour nous ouvrir malgré tout au devenir, puisque c’est absolument nécessaire ? Ce texte constituera une tentative de répondre à cette question. Il le fera en essayant d’articuler le pessimisme lucide à la foi malgré tout en notre capacité à inventer des solutions : « pense que les autres sont justes ou le seront – écrit Borges – et s’il n’en est pas ainsi ce n’est pas toi qui te seras trompé » (L’or des tigres).

La conscience lucide de la situation, et l’inventivité véritable dans leur puissance de contagion, peuvent nous permettre de construire ces solutions globales. Envisageons donc cette situation générale en suspendant notre croyance si prégnante qu’un saut radical est a priori impossible, pour nous mettre en route vers ce saut radical par cette attitude même. C’est en nous mettant en route, maintenant, dans notre attitude même, que nous pourrons le mieux arriver au but. Nous gagnons donc à avoir : la lucidité nécessaire pour comprendre de quoi il en retourne ; l‘inventivité pour trouver les solutions ; le courage de partir de là où nous en sommes, c’est-à-dire de tout en bas ; la patience de marcher pas après pas vers notre but ; et, au fond de notre lucidité, de notre inventivité, de notre courage, de notre patience : l‘espoir et l’ouverture au devenir qui nous font souvent défaut. Si cela demande à chacun une réflexion sur soi, afin d’avoir l’attitude qui lui permettra d’avancer au mieux, eh bien que chacun mène cette réflexion à sa manière.

Dans ce cadre un fait aura son importance : une part – certes minoritaire – des classes dirigeantes et responsables est de bonne volonté. Et une partie encore plus minoritaire de celles-ci a assimilé le réel. Malgré tout, il existe toujours plus de personnes de ces classes qui – alors que jusqu’ici elles essayaient d’agir au mieux, avec toute leur bonne volonté, dans le cadre imparti – se rendent maintenant compte que l’on ne peut continuer dans le cadre défini, et que c’est le cadre qui doit être modifié. Toutefois, il ne leur est pas évident de savoir quoi faire.

En premier lieu, nos problèmes se situent à l’échelle mondiale. Seule une réorganisation du système monétaire international mettant fin au règne du dollar, ainsi que la création d’entités politiques continentales plus ou moins intégrées (dont l’Europe) et échappant à l’emprise des Etats-Unis2, ouvriront à la possibilité de redéfinir un ordre économique et politique mondial dans le sens de la véritable stabilisation de l’économie mondiale, et du grand tournant économique et civilisationnel. On mesure la complexité de la tâche, d’autant plus que tout ceci devra être réalisé alors que les tentations autoritaires et belliqueuses vont se multiplier un peu partout !

L’ensemble de la population européenne (à l’exception des classes dirigeantes, pour le moment) souffre de la mondialisation, du libre-échange, ainsi que du néolibéralisme et de l’atlantisme fondamentaux de l’Europe. Il faut que l’Europe, ses populations et ses élites, dans un grand tournant politique, s’unisse autour d’un projet global qui se détache du libre-échange et de l’atlantisme. En ce qui concerne l’euro, les économistes les plus sagaces ont montré que la monnaie commune à 17 pays est en grand danger de disparition à court ou moyen terme, et une partie bien existante des classes dirigeantes en prend petit à petit conscience, malgré les résistances innombrables, particulièrement au niveau des lieux de décision. L’Europe de la démocratie est elle aussi à basse intensité. La Commission n’est pas élue démocratiquement. Pire, la politique néolibérale qu’elle impose à l’Europe – avec l’accord de la plupart des gouvernements nationaux – relève d’un véritable suicide politique de l’Europe, et ouvre à celui de l’espèce humaine. Le parlement européen est sans pouvoir véritable. Il n’existe pas de presse ni de médias communs (ou ils sont marginaux). Les syndicats européens sont faibles. Il existe peu d’institutions non étatiques et non économiques communes qui soient vraiment fortes, au point de fédérer les Européens. Il n’y a pas non plus eu jusqu’à maintenant d’initiatives de membres des classes dirigeantes, ou de mouvement fort des populations européennes, pour créer l’Europe comme espace politique commun aux citoyens. C’est un manque immense qui est rarement relevé, mais que nous payons chèrement, et auquel il faudra à l’avenir remédier, si nous voulons construire une union de l’Europe véritable, qui prenne en compte les singularités en les articulant de manière efficace.

La situation est donc d’une très grande complexité, et, partout en Europe et dans le monde, nous devons agir à différents niveaux, en partant d’où nous sommes réellement, indépendamment des illusions en ce qui concerne le pouvoir. Partir d’où nous en sommes, c’est partir de tout en bas, qui que nous soyons, de là où nous pouvons agir pour le moment. C’est, pour la majorité de la population, puisque la démocratie à échelle européenne n’existe pas encore pleinement, agir à échelle nationale ou linguistique, aussi pour favoriser par contagion d’autres mouvements ailleurs, et essayer de créer une dynamique commune qui agira au-delà de ces cercles, en Europe et dans le monde. C’est aussi, pour les citoyens et les politiques, les personnages publics et les intellectuels, les classes dirigeantes et responsables ayant déjà accueilli ce qu’il en est du réel, essayer de convaincre toujours plus les populations et les classes dirigeantes et responsables. Mais la conviction ne suffit pas : le rapport de force politique est aussi à mettre en place.

Les classes dirigeantes nationales, européennes, mondiales, ont aussi pour intérêt d’avoir un environnement, une société et une économie en bon état, et même qui… existent. Une majorité des classes dirigeantes et responsables doit en venir à être convaincue de cela, en même temps que contrecarrées sur le plan politique lorsqu’elles ne vont pas en ce sens. C’est bien sur cette dynamique de conviction, de contagion, aux différents niveaux de la société, et aux différents niveaux nationaux, européens, mondiaux, qu’il nous faut réfléchir, pour voir comment nous pouvons agir. Nous devons nous représenter et pratiquer une attitude à la fois ferme, lucide et ouverte au devenir. Il ne s’agit ni de s’adapter à un ordre des choses qui mène à l’effondrement, ni de résister et de rester sur le pré carré de son identité a priori, mais d’être capable de nous inventer individuellement et collectivement.

Il s’agit en tout cas d’agir pour l’élection, aux niveaux nationaux et européen d’une majorité politique qui travaillera de manière intraitable à mettre en place le grand tournant au niveau européen et au niveau mondial. Elle le pourra si elle est soutenue à la fois par la majorité de la population et par une partie même minoritaire des élites qui ont assimilé la réel et agissent en ce sens.

Répétons-le, nous partons de tout en bas. La route sera longue. Se mettre en chemin pour créer un tel devenir commun est peut-être le plus difficile. En effet, cela nous demande de nous extraire de notre attitude courante – et sur certains plans tout à fait compréhensible – de retrait et de pessimisme existentiel, ou tout du moins pas encore assez ouverte au devenir. Le mouvement de la vérité se montre en marchant, et pour cela il nous faut partir d’un bon pied. La recherche de solutions communes et globales est nécessaire. En effet, elles seules permettent de mettre en place le changement de système global, politique et social, économique et écologique, nécessaire au grand tournant. Dans le cas de l’Europe (mais aussi plus globalement), cette solution passe par un tournant néodémocratique – menant à une nouvelle forme de démocratie. Même dans le cas d’un échec ponctuel de tentatives de solutions européennes (en ce qui concerne la monnaie ou d’autres questions politiques), qui entraînera une réorganisation locale (comme le retour à une monnaie nationale ou à une plus grande souveraineté nationale), ceci devra toujours être un moyen menant à des solutions européennes puis globales à venir.

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1 Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre — Comédie sérieuse sur la crise financière — En quatre actes, et en alexandrins, Seuil, 2011.

2 Sur cette question, voir Paul Jorion, Le paysage politique en France aujourd’hui.

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