Kerviel est innocent, non qu’il n’ait commis aucune faute, mais parce qu’il a été laissé libre de faire n’importe quoi dans un système criminogène, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité.

Les faits qui sous-tendent l’analyse suivante sont tirés du rapport de l’Inspection Générale de la Société Générale publié début 2008 après l’annonce des pertes de Jérôme Kerviel.

L’affaire Kerviel est malheureusement pour la personne éponyme déférée devant la justice un scandale systémique. La faute de Jérôme Kerviel est d’avoir fait déraillé le train de la spéculation du côté opposé à celui recherché par les propriétaires privés du système financier.

La réglementation financière du comité des banques centrales dit de Bâle est conçue pour allouer les primes de risque à la caste politico-financière présumée omnisciente. Les réglementations définissent des fictions de risque pour dissimuler le vrai risque : la captation du prix des biens communs par des intérêts privés. Les entreprises globalisées développent leurs activités dans un faux système qui rémunère le « story telling » et non le vrai travail de production de biens et services effectifs.

Les vrais risques issus de l’organisation des entreprises et des marchés, du fonctionnement des sociétés et des États sont camouflés dans des fausses mesures réglementaires. En respectant scrupuleusement la réglementation formelle, la caste politico-financière détourne la réalité à son profit. Elle rémunère le faux travail et assure par le capital financier des risques sans réalité objective qui justifient de fausses primes.

Le système de contrôle interne de la Société Générale était et est toujours parfaitement conforme à la réglementation et aux bonnes pratiques. Tous les verrous, délégations, limites de risque, procédures, contrôles et sécurités informatiques sont strictement conformes à la logique et à la lettre du système. Dans les faits, la production réelle de risques est non mesurable ; elle fait écran à la réalité de l’état de droit.

La faute de Jérôme Kerviel est d’avoir utilisé pour sa gloire personnelle les « back doors » délibérément introduites dans le système pour assurer le prix des bonus de la caste. Kerviel n’a pas compris que la loi formelle le cantonnait à un rôle de serviteur d’intérêts indicibles. Il n’a pas respecté la règle du système : ne pas montrer ce qu’on y gagne contre la justice et contre l’efficacité économique. Bien ingénument, Kerviel a utilisé le système par la logique qui le structure, laquelle ne devait pas être révélée.

Face au réalisme systémique de Kerviel, le système judiciaire français se retrouve dans le même piège et dans les mêmes impasses morales : appliquer scrupuleusement la règle pour tenter de faire exister la loi et mériter son salaire ou bien spéculer sur le système pour toucher des gros bonus en évitant par tous les moyens de se retrouver devant d’autres juges pour régler ses pertes.

Pas plus que les systèmes de contrôle interne des banques ne sont indépendants des profits de leurs commanditaires, le système judiciaire n’existe plus comme pouvoir régalien indépendant. Par l’indépendance des banques centrales et l’extra-territorialité de la finance, la Justice est dans l’impossibilité d’agir dans son ordre propre. Les lois et l’application des lois n’ont aucune existence en dehors des pouvoirs occultes qui accordent des crédits et versent les aumônes fiscales aux pouvoirs publics.

Les juges de Jérôme Kerviel sont en position de quitte ou double. Soit ils accusent le système pour déclencher la révolution, soit ils accusent Jérôme Kerviel pour préserver leur salaire et leur droit à juger. Si les juges de Kerviel décident la révolution, ils risquent très au-delà de leur propre situation personnelle : mise en banqueroute de la Société Générale, donc de l’État français, donc de la zone euro, donc de l’Allemagne, donc de la Chine, donc de la zone dollar, donc de l’empire militaro-financier étatsunien.

Aider Jérôme Kerviel et ses juges à restaurer la loi donc la possibilité de justice, c’est proposer le système monétaire et financier alternatif qui remplacera l’actuel simulacre de légalité. Cette alternative existe et fonctionne mais n’est pas reconnue comme système monétaire légal. Pour sauver le soldat Kerviel, il faut montrer que les euros et les dollars joués aux dépens de la réputation des actionnaires dirigeants de la Société Générale n’auraient profité qu’aux déposants et débiteurs de la banque s’il y avait eu une chambre centrale de compensation des marchés financiers en euro.

Si le marché monétaire et financier en euro avait été public et intégré à des positions publiques de régulation, Jérôme Kerviel n’aurait pu négocier aucun contrat d’achat de risque au nom de la Société Générale. Il n’aurait spéculé qu’en son nom personnel sur son patrimoine personnel. Il aurait été nominativement enregistré comme négociateur d’actifs financiers dans une chambre de compensation informatisée où tous les négociateurs auraient été sur un pied d’égalité pour accéder à la liquidité bancaire et régler les appels de marge sur position de risque isolée.

La Société Générale aurait été inscrite dans la compensation par autant de filiales différentes que d’activités de nature différente d’assurance, d’investissement, de crédit ou de règlement. La Société Générale aurait attribué nominativement une partie de son capital à Kerviel pour garantir les positions personnelles de son préposé en contrepartie d’un pourcentage sur les plus-values réalisables par le trader.

Ce n’est pas la Société Générale qui aurait versé un bonus à Kerviel mais Kerviel qui aurait versé une prime de contrôle interne à la Société Générale. La Fonction de la banque en tant que personne morale n’aurait pas été d’intermédier des transactions entre intérêts particuliers privés mais de garantir publiquement des positions privées de marché. Le capital bancaire n’aurait été engagé que comme réserve d’assurance de la liquidité de marché.

Dans un vrai système financier destiné à financer l’économie réelle, les règlements bancaires en chambre de compensation publique servent à garantir l’équilibre de l’offre et de la demande sur tout bien ou service licite selon la loi égale pour tous. Les dépôts bancaires sont à la fois les contrats sous-jacents aux titres financiers et le prix liquide en monnaie de tout actif négociable. Les dépôts sont exclusivement adossés à des contrats de crédit dont l’intégralité du risque est racheté par des investisseurs professionnels.

Par la chambre centrale de compensation, le prix de tout titre de capital varie en fonction des contrats licites de vente à terme garantie en nature vérifiable. Le capital bancaire sert exclusivement à assurer le crédit du prix à terme de la production légale de richesses réelles. Pas le moindre centime d’un dépôt bancaire de la Société Générale n’aurait pu être exposé aux paris de Jérôme Kerviel.

Toutes les pertes de Jérôme Kerviel assurées par la banque auraient été mécaniquement imputées sur le capital de la Société Générale déposé en compensation. La liquidité monétaire de marché de la banque n’aurait jamais été exposée au risque d’investisseurs privés, qui plus est anonymes.

Si dans un système de règlement compensé du risque, la Société Générale avait douté de son système de contrôle interne ou si elle n’avait pas été sûre de la probité et du professionnalisme de Jérôme Kerviel, elle ne lui aurait pas alloué de liquidité au-delà de la confiance qu’elle lui accordait. La réalité des plus-values raisonnablement attendues aurait été l’allocation personnelle de capital à la personne physique, c’est à dire l’exacte mesure de la confiance objectivement accordée au gérant de risque.

Si la Société Générale avait été inscrite dans une compensation centrale en euro, elle aurait été officiellement informée en temps réel de toutes les positions de son trader. La banque aurait réglé en temps réel tous les appels de marge sur l’exhaustivité des positions de son trader et aurait connu en temps réel la plus-value latente réelle à terme de ses positions.

Kerviel n’aurait pas assuré auprès de la Société Générale d’autres positions de risque que sur des contrats standardisés dont la légalité aurait été assurée par le capital de l’Autorité Européenne des Marchés ; elle-même assurée par le Trésor Public de la zone euro ; lui-même assuré par une fiscalité directement prélevée sur les transactions financières compensées en euro. La prime de capital allouée à Kerviel par la Société Générale aurait été lisible et visible par tous ses pairs, juges de son professionnalisme et de son honnêteté.

La réglementation financière européenne aurait été directement appliquée par le règlement des transactions en compensation publique au lieu d’être abstraitement vérifiée à posteriori par des nuées de contrôleurs ; lesquels sont maintenus dans l’incapacité de synthétiser la mesure du risque. Le compartimentage des marchés, renforcé depuis la chute de Kerviel, fragmente le prix de la réalité au lieu de diviser les risques.

Kerviel est innocent, non qu’il n’ait commis aucune faute, mais parce qu’il a été laissé libre de faire n’importe quoi dans un système criminogène. Les vrais criminels sont les banquiers incompétents et les politiques ignorants achetés par les spéculateurs. La caste a sciemment, ou par omission, créé une machine infernale pour broyer la réalité de la démocratie.

La perversité du système est simplissime : la monnaie est indexée sur des prix non compensables ; la loi n’est pas identique et transparente pour toutes les personnes physiques ; lesquelles ne sont pas solidaires dans des personnes morales spécialisées et complémentaires ; lesquelles n’obéissent à aucun état de droit cohérent dans la réalité économique.

Le pauvre Kerviel ne peut plus être sauvé que par l’insurrection des citoyens. Tant que la démocratie se laisse bercée par les boniments de la monnaie qui ne dit pas le droit ni ne mesure la responsabilité financière en biens communs, le pouvoir judiciaire ne pourra que bégayer la loi et les juges se rendre à la raison des puissances qui les payent.

La bonne nouvelle est que le système détruit son capital cyniquement. Les États et les banques n’existent quasiment plus face aux puissances d’argent qui les financent. Les monnaies officielles auront disparu quand l’économie réelle ne pourra plus rien financer ; même plus les besoins élémentaires de l’humanité.

Les nouveaux pouvoirs politiques qui organiseront la compensation pour restaurer le prix de la loi transparente et appliquée ne pourront pas ne pas acquitter Kerviel. Il sera évident que la Société Générale s’est sabordée elle-même en essayant comme ses concurrents « libres et non faussés » de tirer les derniers jus de la machine infernale.

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