IL FAUT EUTHANASIER LE CONSOMMATEUR, par Michel Leis

Billet invité.

Tout le monde connaît la célèbre phrase de J.M Keynes sur l’euthanasie des rentiers, écrite à propos d’une crise qui par son ampleur n’est somme toute pas si éloignée de la nôtre. La Troïka nous propose aujourd’hui une nouvelle voie pour sortir de la situation actuelle : l’euthanasie du consommateur, ou pour être plus précis l’élimination du consommateur qui subsiste en nous. Après une grosse décennie où le pouvoir d’achat a été mis à mal par les politiques de désindexation, la hausse des coûts de l’énergie, des dépenses de santé ou de logement et autres stratégies de création de valeur menées par les entreprises (liste non limitative), une nouvelle phase se met en place sous le vilain nom de politiques d’austérité. Des programmes pilotes sont déjà en cours dans les pays du sud de l’Europe, réduisant la consommation aux fonctions essentielles pour une part croissante des individus.

Comme souvent dans les politiques menées par des groupes d’experts, l’euthanasie du consommateur n’est pas un but en soi, mais la conséquence de mesures prises pour répondre à cette question lancinante, comment sauver le système ? Il faut pourtant saluer le caractère visionnaire et le courage de cette approche novatrice, même si elle découle d’autres préoccupations. Visionnaire, car réduire progressivement une consommation qui comporte encore trop de superflus est un acte écologique qui économise des ressources rares, permettant enfin aux élites de jouir pleinement de leurs privilèges sans préoccupation inutile.

Ces politiques permettront de lever un nouveau verrou dans la course au profit en réduisant drastiquement le coût du travail. La majorité des individus, renvoyée à un état de grande pauvreté, consommera une nourriture médiocre à base d’OGM, mais heureusement, cette consommation, de même que leurs déplacements seront réduits au strict minimum.

Politique courageuse, car l’accès à la consommation a été l’un des moteurs de la fabrication du consentement dans l’univers ordo-libéral. Abandonner cette démarche pourrait paraître suicidaire, mais elle ouvre la voie à d’autres perspectives de gouvernement. Certes, la Troïka n’a pas à proprement parler d’agenda politique, en tout cas, il est fort probable que tous ses membres jureraient la main sur le coeur qu’il n’en est rien. Il n’empêche que l’extension de ce programme d’élimination du consommateur qui vit en chacun de nous devra se passer à un moment ou à un autre du consentement des populations. Un gouvernement autoritaire est le mieux placé pour accomplir cette mutation vers un univers où le processus de sélection capitaliste combiné avec la diminution de la quantité de travail humain conduira à une répartition encore plus inégalitaire des revenus et du travail.

Loin d’être un risque, l’accès au pouvoir de partis à vocation autoritaire est l’une des conditions nécessaires à ce changement. L’image finale qui se dessine fluctue encore entre le mode « survie avec reconstitution de la force de travail » ou « du pain et des jeux ». Si cette dernière version devait l’emporter, on peut aussi se féliciter de la lucidité du gouvernement de Mr Hollande qui en défendant « l’exception culturelle », permet de maintenir le revenu du spectacle et des jeux en Europe.

À dire vrai, ces perspectives choquent quelque peu l’homme à la fois social et démocrate que je suis. Je n’arrive pas (encore) à adhérer à l’idée d’euthanasier le consommateur, surtout pour promouvoir un monde encore plus inégalitaire. Il n’empêche que cette démarche qui ne dit pas encore son nom pose quelques questions non dénuées d’intérêts. À commencer par la capacité à obtenir l’adhésion des citoyens à un programme politique qui devra remettre en cause d’une manière ou d’une autre notre mode de consommation, si tant est qu’une transition démocratique reste à l’ordre du jour.

La consommation statutaire aura été l’un des modes majeurs d’inscription dans le social pour notre monde occidental, la norme sociale dominante depuis la fin des Trente Glorieuses. Il est probable que celle-ci ne s’est substituée que très imparfaitement à la norme dominante antérieure, la croyance collective en un progrès partagé par tous. On est passé d’un consentement actif qui se traduisait souvent par une forme d’engagement collectif à un consentement passif, où l’acte de consommer se suffit à lui-même. L’un des principaux obstacles au changement, ce sont les réflexes égoïstes issus de la norme de consommation actuelle et cette passivité qui se traduit entre autres par des taux d’abstentions élevés, avec tous les risques que cela comporte.

La création d’une nouvelle norme sociale capable de réunir les citoyens dans une croyance commune est une question fondamentale, c’est l’une des conditions nécessaires au réenchantement du processus démocratique. L’euthanasie progressive du consommateur est peut-être une opportunité de changement ouverte involontairement par le monde libéral. Pour ceux qui sont tentés par le vote extrême en espérant à la fois se protéger d’un monde ultralibéral et préserver leur capacité à consommer, je voudrais simplement les interroger sur cette convergence entre les nécessités du libéralisme et la montée au pouvoir de l’extrême droite. Plus que jamais, les électeurs des extrêmes devraient se méfier du passager clandestin schizophrène.

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