Billet invité
Avec un système de retraite construit sur la répartition, chaque nouvelle réforme donne lieu à un discours stéréotypé qui aborde le problème sous l’angle comptable et met en avant le déséquilibre né du ratio entre le nombre d’actifs et le nombre de retraités. À part quelques questionnements sur le taux d’activité des seniors et l’idée d’une intégration massive des immigrés dans le circuit officiel du travail, les hypothèses retenues dans les différents scénarios du Centre d’Orientation des Retraites présupposent une continuation des tendances antérieures en matière de répartition du travail. Beaucoup de commentateurs ont pointé les hypothèses de taux de chômage (entre 4,5 et 7 % suivant les scénarios), il y a là une simplification excessive puisqu’une grande partie de la population issue du baby-boom sera alors en retraite et la diminution du taux de chômage dans ces scénarios résulte avant tout de la diminution du nombre d’actifs. Par contre, ce chiffre comporte bon nombre d’hypothèses sous-jacentes qui sont sujettes à caution et qu’il convient d’expliciter.
L’hypothèse basée sur une croissance régulière des gains de productivité me paraît être l’un des exemples les plus frappants. Dans les documents du Centre d’Orientation des Retraites (C.O.R.), la répartition du travail dans des conditions actuelles semble aller de soi sans que cette hypothèse ne soit jamais remise en cause. Considérer l’état actuel de la répartition comme stable me semble pourtant extrêmement aléatoire : il y a une dynamique à l’œuvre dont les effets sont tels qu’ils posent la question du sens et de la nature du système de retraite ainsi que de sa soutenabilité dans le temps. Pour poser les termes du débat, il faut aborder les différentes dimensions de cette répartition, entre machines et êtres humains, entre pays, par secteurs, qualifications et statuts du travail offerts aux individus, par tranches d’âges ainsi qu’entre hommes et femmes.
Il y a plusieurs manières de considérer la répartition du travail entre l’homme et la machine. Quand une machine remplace un homme, elle effectue une opération plus rapidement ; quand moins de salariés réalisent le même produit à la suite de la mécanisation, la productivité du travail augmente. Pourtant, la quantité de travail mesurée au travers du nombre de tâches unitaires ne diminue pas, bien au contraire. Il est même probable que la somme des opérations nécessaires pour amener un produit sur le marché ou mettre en œuvre un service (c’est-à-dire l’ensemble des tâches réalisées dans la chaîne de valeur) a considérablement augmenté, contrebalançant partiellement les gains de productivité réalisés en production. La complexité croissante du processus de production, l’intégration de plus de technologies, des chaînes logistiques plus sophistiquées visant le zéro stock et le développement de l’image du produit lors de sa commercialisation nécessitent plus de travail et les gains de productivité observés par le passé sont partiellement sous-estimés, car ils ne sont pas à périmètre d’opérations identiques.
La répartition du travail entre pays recouvre deux aspects. D’un côté la délocalisation : une fraction des tâches sont effectuées dans d’autres pays et incorporées dans la chaîne de valeur du produit, avec à la clé une marge supplémentaire réalisée « grâce » aux conditions sociales le plus souvent déplorables. De l’autre, les flux migratoires où un pays « importe » des travailleurs d’autres régions du monde avec plusieurs situations possibles : une pénurie de main-d’œuvre générale (les Trente Glorieuses ou une pyramide des âges déséquilibrée, comme en Allemagne), une pénurie de main-d’œuvre partielle (le pompage des cerveaux) ou une manière de changer un rapport de force dans certains métiers, les lois restrictives sur l’immigration conduisant alors au développement du travail clandestin.
La répartition du travail par qualifications et statuts types suit les tendances lourdes de l’économie marchande, mais aussi des besoins nouveaux. L’émergence de la norme de consommation à la fin des Trente Glorieuses, avec le développement du marketing, l’incorporation de plus de technologie et l’accroissement des services liés à la commercialisation, a créé un appel d’air pour une nouvelle catégorie de travailleurs beaucoup plus qualifiés. À l’inverse, le nombre d’emplois dans la production (que ce soit l’industrie manufacturière ou l’agriculture) tend à baisser. Ce changement dans la structure de l’emploi s’est démultiplié dans l’éducation, où l’élévation du niveau de qualification se traduit par une demande supplémentaire en professeurs. Les progrès de la médecine et l’allongement de l’espérance de vie ont créé de leur côté une demande d’emplois de service. C’est la conjonction de ces mouvements de fond qui ont participé au développement de la classe moyenne qui a tant contribué à la prospérité occidentale.
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La répartition par tranches d’âge et entre sexes reflète d’autres évolutions lourdes. Le taux d’emploi chez les plus de 55 ans stagne aux alentours de 40 % en France (en Allemagne où le taux de chômage est moins élevé, il stagne à moins de 60 %). La part relative des seniors dans l’emploi total ne reflète que la déformation de la pyramide des âges, et pour avoir une vue complète de la situation, encore faudrait-il séparer les évolutions entre secteurs marchand et non marchand. L’arrivée des femmes sur le marché du travail permet l’air de rien d’avoir des salariés effectuant le même travail que leurs homologues masculins tout en étant moins payés.
Toutes les tendances décrites ne sont pas neutres, elles reflètent avant tout les pressions qu’exerce la norme de profit sur l’ensemble de la société. Il n’y a aucune raison pour que ces tendances se modifient en l’absence d’une politique volontariste des gouvernements, que ce soit en matière fiscale ou sur le plan social. Les discours actuels sur la compétitivité laissent au contraire augurer de nouveaux arbitrages entre l’homme et la machine, entre pays tandis que les évolutions techniques risquent de mettre à mal la distribution catégorielle des emplois.
Les hypothèses sur les gains de productivité (entre 1 et 2 % par an suivant les scénarios) négligent un aspect essentiel : le potentiel de gains de productivité dans les prochaines années est énorme. Une révolution est en train de s’insinuer dans notre quotidien sans que nous y prenions garde : nous (les consommateurs) reprenons à notre compte une partie du travail effectué jusque-là par les entreprises commerciales. Le traitement et l’analyse de l’information qui constituaient une partie des nouvelles fonctions commerciales et marketing vont être grandement facilités par Internet, ou l’information est déjà saisie par le client et en partie compilée par les sites. La déclinaison des algorithmes permettant de tracer notre comportement est déjà une réalité, se substituant en partie au travail de collecte d’information et d’analyse qui était la règle jusque-là. Les habitudes du client changent et les consommateurs multicanaux (Internet + distribution traditionnelle) vont devenir la règle. La multiplication des automates dans les lieux de vente va accélérer ce phénomène de substitution du travail de l’homme par la machine.
Parallèlement, l’élévation du niveau d’éducation dans les pays émergents offre des possibilités de transferts supplémentaires dans de nouveaux pays. Le développement de la sous-traitance informatique ou des centres d’appels vers des pays lointains en est un bon exemple, d’autant plus que la production de ces travailleurs arrive en Occident par de simples réseaux, sans aucun transport physique. Les catégories jusque-là relativement épargnées par la délocalisation vont se retrouver elles aussi menacées. Si l’on élargit le cadre pour regarder les mécanismes inverses « d’importation » du travail, en particulier dans des pays qui font déjà face au retournement démographique, les problèmes demeurent nombreux et ils suscitent une réticence croissante des opinions publiques. L’Allemagne « importe » du travail dans des conditions sociales qui sont telles que cela revient à une délocalisation. Si l’on regarde le Japon, particulièrement fermé en ce domaine, le développement accéléré de la robotique correspond à une volonté clairement affichée de fermeture du marché de travail intérieur.
Autant dire que la combinaison des gains de productivité avec la délocalisation d’emplois jusque-là relativement préservés est une sérieuse hypothèque sur les scénarios du C.O.R. Si l’on ajoute que les emplois de services à la personne sont très dépendants des budgets publics et qu’ils risquent d’être les premières victimes des cures d’austérité, l’hypothèse d’un taux de chômage à 7,5 % demeure très optimiste malgré la baisse du nombre d’actifs en âge de travailler.
Le maintien du niveau d’emploi des seniors est à juste titre mentionné dans le rapport, mais beaucoup de non-dits subsistent. En particulier, le maintien d’une cadence élevée est difficile dans nombre de métiers physiques. À partir d’un certain âge, la mise au niveau technologique requiert beaucoup d’efforts de formation auxquels les entreprises ne sont pas prêtes à souscrire pour des salariés à quelques années de la retraite. Enfin, l’ancienneté est souvent synonyme de salaires élevés, sans compter l’espérance de vie en bonne santé qui tend à régresser et fait monter le taux d’absentéisme. Toutes choses par nature incompatibles avec le maintien d’un niveau de profit élevé et qui font partie des non-dits du discours des entreprises.
Au final la conjugaison de ces différents facteurs contribue à dégrader un peu plus encore le rapport de force existant entre les travailleurs et les employeurs. Il n’est pas nécessaire que toutes les évolutions mentionnées ci-dessus se produisent, il suffit de quelques variations à la marge pour affaiblir encore la position des salariés. La traduction d’un rapport de force défavorable est un prix (cf. le livre éponyme de Paul Jorion), autrement dit un salaire, moins élevé. Comme les cotisations sociales sont assises sur les salaires, il serait demandé à des actifs moins payés et moins nombreux de financer la retraite de salariés ayant bénéficié de conditions plus favorables, ce qui affaiblit encore un peu plus les hypothèses sur le financement des retraites.
J’invite ceux qui à l’issue de cette présentation seraient tentés de porter aux nues la retraite par capitalisation à s’interroger sur les pressions insupportables que font porter les fonds de pension sur les profits. En effet, la constitution d’un capital permettant de verser une rente suffisante pendant près de 20 ans nécessite des rendements élevés pendant des durées très longues (entre 4 et 5 % par an). Si l’on ajoute la marge des organismes privés en charge de la gestion, on se retrouve dans des situations qui contribuent au développement de l’économie financière et de la spéculation.
On peut toujours espérer un coup d’arrêt à la norme de profit qui relâcherait les pressions sur la répartition du travail, mais tant qu’à faire d’espérer un changement radical, peut-être faut-il mettre à plat l’entière mécanique de répartition du travail. Pour ce qui concerne les retraites, il est illusoire en tout cas d’asseoir le financement d’un système durable sur la seule taxation du travail salarié. Trop de facteurs constituent un risque pour rendre cette approche pérenne, les réformes ne pourront que s’enchaîner les unes derrière les autres, constatant à chaque fois la dégradation du système et entérinant de nouvelles régressions. Il est grand temps par exemple d’envisager les financements sociaux découplés du travail salarié, par exemple sur la base de la valeur ajoutée générée par l’entreprise ainsi que par ses comportements sociaux, hypothèse par ailleurs déjà évoquée dans un précédent billet.
Bah..un conflit sans aile, c’est toujours mieux qu’un khanard sans tête. « En amour (comme à la guerre), l’esprit est une…