PRIMUM NON FACERE, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité

En l’état actuel des choses, aucune des quatre positions communément adoptées sur la guerre civile syrienne par l’un ou l’autre d’entre nous (au sens large) – interventionnisme, attentisme, à-quoi-bonisme et j’m’en-foutisme – n’est moralement tenable, puisque toutes les quatre, prises séparément ou observées dans leurs effets cumulés, alimentent l’ensileuse macabre.

On peut toujours pester contre l’utilisation de telle ou telle arme « monstrueuse », ces armes existent et le commandement militaire des factions qui s’affrontent ne se pose pas la question de savoir s’il les utilisera jamais, mais qui, de l’adversaire, du concurrent ou de lui-même, osera les utiliser en premier, afin de gagner un avantage psychologique décisif. La menace de dévastation que font peser les armes de destruction massive n’a jamais dissuadé des gens a priori sains d’esprit d’y avoir recours, contrairement à ce qu’un certain discours sur l’équilibre de la terreur a longtemps laissé accroire. Si les pays détenteurs de l’arme atomique ne puisent pas dans leur stock de mégabombes pour annihiler leurs ennemis, ils n’en ont pas moins mené de multiples « essais » sur des milieux vivants qui ne leur avaient pas déclaré la guerre et, quant aux hommes, ils leur réservent des munitions radioactives dont les effets, pour n’être pas massifs, n’en sont pas moins ravageurs. On parle toujours de l’utilisation des bombes à l’uranium « appauvri » (appauvri en U235 mais enrichi en U238, dont la dispersion pulvérulente nanométrique, à l’impact, franchit toutes les barrières de protection rudimentaires) par les Américains en Afghanistan et en Irak, par Israël à Gaza (bombes GBU-39). Parlons un peu de la France, qui détient, comme ses alliés, des stocks de munitions flèches à l’uranium appauvri, moins onéreuses que celles en tungstène. Elle ne s’est probablement pas privée – aucun démenti à ce jour des porte-voix de la Grande Muette – d’en tirer quelques-unes sur le vaste champ de bataille malien (le désert ne se plaindra pas, n’est-ce pas ?), comme le soupçonne Thierry Lamireau, réalisateur du film Uranium en Limousin, après analyse des rares images de cette guerre éclair (voir sa lettre ouverte au Président Hollande datée du 8 février 2013 : http://www.reporterre.net/spip.php?article3816).

Si l’on se rappelle que la formule du gaz sarin fut découverte en 1938 par des savants allemands qui travaillaient à l’élaboration de pesticides, on comprendra que le meilleur moyen de limiter la prolifération des armes chimiques, le désarmement général étant réputé inenvisageable, n’est pas de pondre une convention dont les signataires s’engagent sur l’honneur à détruire les agents incriminés (Chemical Weapons Convention, 1993) mais, loin en amont, de démanteler l’inutile et nuisible industrie agro-chimique tout entière, dont les apprentis sorciers ont encore plus d’une apocalypse dans leur sac (l’agent Orange, le Daniel Craig du défoliant, c’était eux, merci Monsanto et Dow Chemical). La même mesure s’impose s’agissant du complexe militaro-industriel nucléaire. Un savant fou n’est pas un savant dérangé mais un savant dont la conscience morale est en dérangement. On ne peut certes pas empêcher la curiosité d’un chercheur d’enfler jusqu’à l’hybris. On peut cependant la cantonner par asphyxie budgétaire et réprobation collective, si l’intéressé ne sait pas s’appliquer à lui-même le principe de précaution. Définition de la morale par Hans Jonas dans Le principe de responsabilité : « obligation pratique à l’égard de la postérité ». Primum non facere.

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