Élire nos représentants ou les tirer au sort ?

Le régime démocratique qui est le nôtre aujourd’hui est bien entendu entièrement déséquilibré par le poids qu’exerce sur lui l’argent. Un autre de ses défauts majeurs est le carriérisme des élus du peuple. Aussitôt élus, le souci de représenter les électeurs qui les ont élus s’efface, semble-t-il, comme par enchantement de leur entendement, pour être remplacé par celui de s’accrocher bec et ongles à leur poste conçu par eux comme la sinécure tant convoitée, en termes d’argent ou de pouvoir, l’un des deux pouvant d’ailleurs être aisément transformé en l’autre.

Invoquant le cas de la Grèce antique, nombreux sont ceux – et apparemment de plus en plus nombreux – qui proposent que l’élection soit remplacée par le tirage au sort. Que faut-il en penser ?

C’est Cornelius Castoriadis qui rappelait que le choix de représentants du peuple par tirage au sort en Grèce antique se cantonnait à des secteurs bien spécifiques de la vie sociale et que quand il s’agissait de certaines décisions comme celle pour Athènes de déclarer la guerre à Lacédémone, il était hors de question de confier la décision à des citoyens tirés au sort. La décision était confiée dans ce cas-là à ce que nous appelons aujourd’hui des « experts » : à des citoyens bien particuliers dont on considère qu’ils possèdent sur la question dont il faut décider, un savoir spécifique, et il s’agit dans ce cas-là des généraux.

Il serait tentant d’en conclure que le principe du tirage au sort de représentants vaut pour les questions d’ordre annexe mais que quand il s’agit de décisions dont les conséquences sont cruciales, « systémiques » comme on dit aujourd’hui, seul l’avis des spécialistes devrait prévaloir.

Je me suis retrouvé un jour dans un débat face à Jacques Testart, fervent partisan des comités constitués par tirage au sort. Il nous expliquait comment, dans un système mis en place avec son soutien, des représentants étaient tirés au sort, après quoi des spécialistes des questions qu’il s’agissait de résoudre venaient informer au cours de sessions de formation ad hoc les représentants initialement tirés à sort.

Le processus de formation semblait long et pesant en termes d’organisation et de coût et je n’étais sans doute pas le seul en l’écoutant à me poser la question : quel bénéfice de confier les décisions à prendre à ces citoyens tirés au sort et instruits ensuite laborieusement plutôt qu’aux experts chargés de leur expliquer de quoi il retourne vraiment ?

Alors, par quel bout prendre la question ?

Aristote est l’inventeur nous dit-on de la logique (*) mais cette notion de « logique » est bien postérieure au Stagyrite lui-même, qui distinguait au sein de ce que nous appelons aujourd’hui la logique, différentes techniques pour convaincre : l’analytique qui permet de convaincre sur le mode du savoir, la dialectique qui permet de convaincre sur le mode de l’opinion et la rhétorique qui permet de convaincre en faisant flèche de tout bois (par exemple en rapportant un cas unique – souvent autobiographique, en faisant une analogie, en racontant une anecdote, etc.).

Qu’est-ce qui distingue le savoir de l’opinion ? Le savoir est produit par les experts de la question selon une méthodologie rigoureuse : des observations de nos sens sont passées au crible de l’expérimentation contrôlée, et des conclusions sont déduites de syllogismes à partir de prémisses préalablement établies comme vraies. L’opinion est elle établie par deux parties au moins s’accordant sur le fait que quelque chose est vrai, sans aucun souci d’inculcation systématique de la preuve. Ainsi, deux ivrognes se mettent d’accord au comptoir du Café du commerce sur le fait que la terre est plate, et produisent de cette manière ensemble une opinion.

Quelle différence donc entre « savoir » et « opinion » ? Disons celle qui sépare le Collège de France et précisément, le Café du commerce.

Voilà ! La recette est donc simple pour restaurer la démocratie (mise à part la question du poids de l’argent !) : sur les questions qui relèvent du savoir, élisons des représentants choisis au sein du petit groupe constitué des détenteurs de ce savoir, les experts, les spécialistes, et sur celles qui relèvent de l’opinion, et puisque nous sommes en démocratie où la voix de chacun compte en principe également, tirons les représentants au sort.

Mais est-ce vraiment si simple ? La frontière entre savoir et opinion est-elle aussi tranchée que je l’ai laissé supposer ?

Non bien entendu, parce que la « science » économique, par exemple, se prétend détentrice de savoir alors que ses énoncés ne relèvent en réalité que de l’opinion et ceci essentiellement depuis que ces énoncés ont cessé d’être générés au sein de l’Université, héritière de l’École médiévale, pour être désormais produits au sein des Écoles de commerce (°).

« Écoles de commerce » pour le prétendu savoir de la « science » économique, « Café du commerce » pour l’opinion, ceci n’aurait-il pas dû nous mettre la puce à l’oreille ? Puisqu’il n’est jamais question là de « savoir », de comprendre sur le plan théorique « comment les choses sont vraiment », mais de « profit », c’est-à-dire de savoir sur le plan pratique comment traire au mieux toute vache à lait ayant le malheur de passer à votre portée ?

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(*) Voir Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris : Gallimard, 2009

(°) Voir Donald MacKenzie, An Engine Not a Camera. How Financial Models Shape Markets, Cambridge (Mass.) : MIT Press, 2006, sur la différence entre le savoir généré dans l’Université et les dogmes se faisant passer pour du savoir, générés dans les Écoles de commerce.

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