Après la grève…, par Serge Boucher

Billet invité

Monseigneur Vetinari, le génial despote éclairé d’Ankh-Morpork, doit son exceptionnelle longévité à une fine compréhension de la psychologie de ses sujets. En particulier, il sait qu’au-delà de leurs revendications plus ou moins explicitement révolutionnaires, ce qu’ils désirent au fond de leur coeur est que le monde de demain soit exactement, précisément, le même qu’aujourd’hui, que les choses restent comme ils en ont l’habitude.

On voit beaucoup de Morporkiens ces jours-ci en Belgique. Dans la rue, dans la presse, au pouvoir. Le gouvernement voudrait que les choses restent comme elles le sont, mais la population vieillit, l’état est endetté et déficitaire. Alors il ajuste au minimum : il monte un peu la manette « durée du travail », réduit un peu le curseur « indexation des salaires », histoire que tout revienne à peu près en équilibre sans que quoi que ce soit ne change pour les ministres et les employeurs.

Les syndicats ne sont pas contents. Ils refusent que l’on touche à ces manettes-là, préférant pousser un peu la manette « impôt des riches », histoire qu’eux puissent continuer à travailler le même temps pour le même salaire.

Une chose embêtante chez les gens qui ne veulent pas que les choses changent, c’est leur conviction que l’immobilité est non seulement désirable, mais possible, voir normale. Que le changement ne survient que suite à quelque mauvaise action, et qu’un petit réajustement suffit pour retrouver le status quo ante. Parfois, un statu quo disparu depuis bien longtemps.

Nous développons tous notre vision du monde entre l’enfance et le passage à l’âge adulte, en comparant ce que nous observons avec ce que nos parents et enseignants tentent avec plus ou moins de succès de nous transmettre. Et tous nous nous retrouvons un jour adultes, porteurs d’une référence plus ou moins consciente au monde tel qu’il était quand notre instituteur avait vingt ans. Pour la majorité des actifs européens aujourd’hui, cette référence se situe quelque part dans les Trente glorieuses.

Cette période de notre histoire, caractérisée par une croissance spectaculaire par sa vigueur et sa durée, est de fait le standard par rapport auquel nous jugeons toutes les époques qui lui ont succédé. Il semble absurde, au simple niveau sémantique, qu’une période puisse être considérée à la fois comme « glorieuse » et « normale », mais c’est bien comme cela que nous nous la représentons. C’est par rapport à ce standard glorieux que toutes les années depuis 1973 sont divisées entre crises plus ou moins sévères et reprises plus ou moins dynamiques.

Comme le montre Thomas Piketty, avec l’avantage de quelques décennies de recul, ces 28 années n’avaient absolument rien de normal : une concentration des richesses extrêmement faible historiquement et une croissance économique dopée par le « rattrapage » de nos économies vis-à-vis du géant américain, beaucoup moins touché par la guerre, ont produit une société où, pour la première fois depuis des siècles, le travail était abondant et les êtres plus ou moins à égalité. Quand le capital accumulé au fil des âges a été détruit par trente ans de guerre, personne n’est riche, mais chacun a l’opportunité de le devenir par son travail.

C’est durant cette période que se sont développées à la fois nos valeurs libérales-égalitaires et la social-démocratie moderne, reposant sur un marché libre mais régulé, garant d’opportunités égales pour tous. Ceci est bien sûr une simplification grossière, mais néanmoins nécessaire pour résumer en quelques paragraphes le demi-siècle d’histoire qui nous a menés à la crise actuelle.

Les républicains américains et les socialistes européens ont des idées très différentes sur la meilleure façon de gérer un pays, mais tous sont d’accord, au moins en paroles, sur le but à atteindre : que toute personne courageuse, quelles que soient ses origines, ait la possibilité d’atteindre par son travail un certain comfort de vie. Que personne, aussi malchanceux soit-il, ne soit jamais totalement abandonné par la communauté.

De même, tous les pays occidentaux, des États-Unis à la Suède, sont grosso modo sociaux-démocrates. Bien sûr il y a d’énormes différences de générosité entre l’état-providence américain et son homologue scandinave, mais les États-Unis ne sont pas exactement un « Wild West » où les perdants ne reçoivent aucun soutien de l’état, et la Suède repose sur une économie de marché qui a créé un nombre conséquent de milliardaires.

La fiscalité de tous les pays occidentaux est née de la confrontation de ces valeurs aux réalités économiques de l’après-guerre. Là aussi les différences sont significatives, mais ce ne sont que des déclinaisons d’une même recette : impôt progressif sur le revenu, taxes moins progressives sur la consommation, droits de succession relativement faibles, impôt sur le capital faible ou nul.

Durant les Trente glorieuses, la recette fonctionnait : il y avait beaucoup de laissés pour compte, mais l’état-providence leur évitait de justesse la misère, et ceux qui avaient beaucoup de courage et un peu de chance pouvaient accéder à la classe moyenne naissante.

Cinquante ans de progrès technologique et de concentration du capital ont radicalement changé la donne. Et c’est là que se trouve le noeud que la confrontation actuelle entre gouvernement et syndicats échoue à démêler : nos valeurs communes de justice sociale reposent sur une fiscalité conçue il y a soixante ans et totalement inadaptée à la réalité du 21ème siècle.

Depuis 1950, la valeur du capital privé détenu par les européens, exprimée en pourcentage du revenu national, a plus que doublé. Il n’est pas besoin d’être fin économiste pour comprendre ce que cela implique. Quand le capital est rare, presque toute la production de valeur vient du travail. Beaucoup d’ouvriers construisent des voitures avec peu d’outils. Et donc une grande partie du produit de la vente de ces voitures revient aux nombreux ouvriers sans qui les voitures n’existeraient pas. C’était la réalité en 1950.

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En 1999, dans ses usines aux États-Unis, il faut à Toyota 15 heures-homme pour produire une voiture. Là non plus, nul besoin d’être expert en chaînes de production pour comprendre que ceci n’est possible que grâce à des machines, des robots, bref : du capital. On ne sera donc pas surpris que la grande majorité du produit de la vente de ces voitures revienne à ceux qui possèdent l’usine, pas aux travailleurs.

La même transformation opère dans tous les secteurs. Les ouvriers et employés se raréfient, une part de plus en plus grande de la production repose sur le capital. J’ai récemment été acheter des meubles Ikea, pour la première fois depuis longtemps. Il y a seulement quinze ans, ceci impliquait de nombreuses interactions humaines. On voyait des employés dans tous les rayons, prêts à répondre aux questions, aiguiller l’acheteur. La semaine passée, j’ai choisi mes meubles sur le site internet, exporté la liste des paquets sur l’application iPhone (très bien faite), puis traversé le magasin pour aller chercher mes boites dans les énormes rayons self-service avant de les scanner moi-même à la caisse et de régler l’addition via le terminal Banksys. Le parking s’étendait à perte de vue, des centaines de voitures étaient garées devant ce magasin qui reçoit des milliers de clients chaque jour. J’ai peut-être croisé 50 employés, dont la moitié travaillait dans le restaurant. Là aussi, il ne fait nul doute que l’écrasante majorité du produit des ventes de ce magasin revient à ceux qui possèdent le bâtiment et la propriété intellectuelle, pas à ses employés.

On a cru un temps que le salut de l’emploi en Europe viendrait des services, que les ouvriers délaissés par l’automatisation et les délocalisations pourraient se reconvertir. Mais cette opportunité est également en train de disparaître : les self-scans remplacent les caissiers, les applications « fitness » remplacent les « personal trainers », les technologies de l’information rendent le salaire d’un secrétaire de plus en plus difficile à justifier.

Et ce n’est que le début. Comme l’explique brillamment Jeremy Howard, les ordinateurs sont en train d’acquérir les compétences qui sont pour le moment rémunérées dans le secteur des services : voir, lire, compter, analyser, conduire.

Cela fait déjà quelques années qu’il n’y a plus aucune raison d’envisager employer des conducteurs pour opérer une nouvelle ligne de métro. Ce sera très bientôt vrai également pour les trams, les bus et les taxis. La voiture qui se conduit elle-même existe déjà : les prototypes de Google ont déjà conduit un million de kilomètres sans intervention humaine et sans incident. Elle doit encore être homologuée, et cela prendra du temps. Elle coûte un million de dollars, et cela est beaucoup. Mais le prix va baisser.

Une license de taxi parisien coûte 240.000€. Combien de temps avant que cela soit légal et plus avantageux de construire des taxis qui se conduisent tous seuls que d’employer des taximen ? 5 ans ? 10 ans ? Puisque l’on parle de politique belge, rappelons que le gouvernement veut augmenter l’âge de la pension à 67 ans en 2030. Question : est-ce avant ou après que tous les taximen d’Europe aient perdu leur boulot ? Et que toute la part des revenus des transports publics qui revient maintenant aux conducteurs soit entièrement transférée à ceux qui possèdent les métros, trams, bus et voitures qui se conduisent tous seuls ?

Est-ce que quiconque, à la lumière de tout cela, croit sérieusement que la solution est de décaler de deux ans l’âge de la pension ? Ou d’augmenter légèrement l’impôt sur les revenus du capital ?

Le seul vrai problème est là : il est impossible de construire une société juste et équitable à une époque où l’écrasante majorité des revenus provient du capital, en se basant sur une fiscalité issue d’une époque où l’écrasante majorité des revenus provenait du travail. Pire, les forces vives de gauche et de droite que l’on voit s’affronter aujourd’hui sont toutes deux mal équipées pour gérer cette transition inéluctable.

Contrairement à ce qu’une certaine droite ultra-libérale voudrait nous faire penser, les syndiqués ne sont pas tous des égoïstes qui ne s’intéressent qu’à défendre leurs soi-disant « privilèges » au risque de faire crouler toute la société. Ce sont en grande majorité des gens courageux qui sont à juste titre fiers de leurs compétences et de leur capacité de travail, et qui voient de façon bien compréhensible la chute de leur pouvoir d’achat depuis deux décennies comme le résultat d’une prise de pouvoir injuste par des gens plus chanceux mais pas plus méritants qu’eux. Mais ceci n’enlève rien au fait qu’une bonne partie de leurs compétences est rendue progressivement obsolète par les avancées technologiques et la disponibilité croissante de capital.

Contrairement à ce qu’une certaine gauche voudrait nous faire penser, les patrons libéraux ne sont pas tous des égoïstes assis sur leurs privilèges et ne s’intéressant qu’à maximiser leurs profits en écrasant et exploitant les travailleurs qui sont les seuls véritables créateurs de richesse. La plupart pensent sincèrement que leur position dominante est justifiée, qu’ils ont simplement mieux géré leurs cartes dans un système qui donne des chances plus ou moins égales à tout le monde. Et, si l’on était encore en 1960, ils auraient probablement raison. Ceci n’enlève rien au fait que notre société devient de plus en plus inégale, et que de plus en plus de patrons, si travailleurs et courageux soient-ils, sont patrons en grande partie parce qu’ils sont nés au bon endroit au bon moment.

Je ne me prétends certainement pas neutre dans cet affrontement. Le combat actuel des syndicats me semble moralement beaucoup plus juste que celui du gouvernement et des grands patrons. Même si les grévistes ont ces dernières semaines parfois employé des méthodes qui me déplaisent, très rarement qui me révoltent, leur action était me semble-t-il absolument nécessaire face au projet gouvernemental. Si, comme on peut maintenant l’espérer, ils obtiennent du gouvernement un allègement de l’impôt sur les revenus du travail compensé par un accroissement de l’impôt sur les revenus du capital, cela sera indiscutablement un pas dans la bonne direction.

Malheureusement, cela ne sera qu’un tout petit pas. Tout le fond du problème restera à résoudre. Et tant que tout le monde restera persuadé que les choses n’ont pas fondamentalement changé depuis 1960, qu’il existe le moindre espoir d’amener une société juste et équitable en conservant un système né d’une époque révolue, les réformes réellement nécessaires resteront politiquement inatteignables.

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