Retranscription de Le temps qu’il fait le 26 décembre 2014. Merci à Olivier Brouwer !
Bonjour, on est le 26 décembre 2014, un vendredi, et ce dont je voudrais vous parler aujourd’hui, vous allez voir. Je ne vais pas l’annoncer tout de suite, je vais commencer par autre chose.
Voilà : pendant des années, voire même des dizaines d’années, j’ai été connu dans les milieux économiques comme le gars qui comprend même pas la loi de l’offre et de la demande. Voilà. Alors, ce n’est pas flatteur, et ça vous disqualifie pour un certain nombre de choses. On s’est dit : « C’est un type qui, oui, qui s’intéresse à l’économie, mais il ne comprend même pas les choses élémentaires. » Alors, qu’est-ce qui s’était passé ? Ça s’appelle un changement de paradigme. Il s’était passé la chose suivante, c’est que j’avais fait du travail de terrain dans l’île de Houat, j’avais rassemblé un très grand nombre de données sur, eh bien, sur le fonctionnement de quinze bateaux pendant une année, et j’avais un nombre considérable de chiffres sur les ventes qui avaient eu lieu et le prix qui avait été obtenu. Et quand j’avais, de manière, je ne sais pas, un peu comme une routine, je m’étais dit : « Bon eh bien on va maintenant mettre ces chiffres et puis on va voir apparaître la loi de l’offre et de la demande », eh bien, la loi de l’offre et de la demande n’était pas apparue, et donc j’étais là avec le fait que, au moins pour le fonctionnement de quinze bateaux en Bretagne, de 73 à 74, la loi de l’offre et de la demande ne fonctionnait pas.
Alors, j’ai commencé à chercher comment ça marchait. J’ai cherché un peu vainement pendant un moment, et puis je suis retombé sur un article de Monsieur Karl Polanyi, qui parlait de la théorie de la formation des prix chez Aristote, donc c’était bien longtemps avant qu’on ne parle de l’offre et de la demande, et, là, j’avais un schéma qui m’a permis de comprendre comment ça marchait.
Alors, je n’ai donc pas inventé un paradigme, mais j’ai retrouvé un paradigme ancien qui marchait beaucoup mieux que ce qu’on me racontait, qu’on m’avait expliqué comme étant de l’ordre de l’évidence.
Alors, la difficulté, quand vous remettez en question l’évidence, et c’est pour ça que j’ai fait un livre, après, que j’ai appelé d’un titre provocateur, sur un autre sujet, mais : Comment la vérité et la réalité furent inventées, pour souligner que les choses qui sont de l’ordre de l’évidence, en réalité, souvent, elles ne le sont pas, elles sont d’un ordre historique qui s’explique sociologiquement, à partir de cultures particulières etc., à partir d’événements qui ont eu lieu, et voilà, on explique d’où vient l’évidence.
Mais on n’est pas en position facile, parce que les gens vous disent : « Oui mais il ne comprend même pas (le paradigme qu’il est en train de déboulonner) ! » Les gens ne voient pas du tout que je suis en train de déboulonner un paradigme, mais ils me disent : « Mais c’est de l’ordre de l’évidence, vous ne comprenez même pas que… » Voilà.
Alors, pourquoi je vous parle de ça, c’est parce qu’en fait, j’ai terminé, hier, mon manuscrit sur Keynes. Enfin, sur les réflexions qui me sont venues à la lecture de Keynes. Et j’ai lu beaucoup de choses de Keynes, probablement davantage que la plupart des gens qui écrivent un livre sur Keynes, et le Keynes qui m’a intéressé, ce n’est pas nécessairement celui qui a intéressé les autres. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est justement, comme chez Aristote, ce qu’on peut ressusciter pour avancer.
Et le problème, là, le problème est du même ordre : c’est que ce qui a intéressé les gens chez Keynes (à part moi) ce sont des choses tout à fait différentes [de moi]. Et donc, dans le manuscrit qui est terminé hier, ce dont je ne parle absolument pas – si je devais en parler, j’appellerais ça (j’y ai fait une allusion) : « L’usine à gaz qui se cache dans La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » – et cette usine à gaz ne présente pour moi aucun intérêt, c’est la partie morte chez Keynes.
Malheureusement pour nous tous, ce qu’on appelle le « keynésianisme », c’est précisément cette partie-là, qui m’apparaît sans intérêt. Je dois ajouter qu’en fait c’est la partie qui a été faite essentiellement par d’autres personnes que lui. Je n’essaye pas de l’exonérer en disant qu’il y a que des choses passionnantes ou intéressantes chez lui, et j’en fais la critique, d’ailleurs, dans ce manuscrit, si vous avez vu certains des billets que j’ai écrits au cours des deux dernières années sur Keynes, eh bien j’ai parlé dans ma critique de certaines parties qui me semblent, non pas fausses, mais qui sont des raccourcis, les raccourcis d’un homme pressé qui a d’autres choses à faire, parce qu’il se mêle absolument de tout.
Et la question, ça va être [la suivante] : si je publie mon livre dans l’état [dans lequel] il est maintenant, on dira : « Oui mais il n’a même pas compris la partie intéressante chez Keynes ! » Ce n’est pas que je ne l’ai pas comprise, elle me paraît sans intérêt, et elle a été écrite essentiellement par d’autres personnes.
Elle a été écrite essentiellement par John Hicks, qui a, voilà, qui est venu en disant à Keynes : « Eh bien je vais faire quelque chose, d’un peu simplifié peut-être, mais que le grand public, lui, comprendra. » Et comme Keynes était pressé, et comme il n’a pas l’expérience que j’ai moi de voir ce qui est arrivé à Keynes quand on accepte que quelqu’un vous dise : « Je vais faire un modèle un peu simplifié, mais pour que le public comprenne quelque chose qui est un nouveau paradigme… » Parce que le un peu simplifié, pour que le public comprenne, c’est remettre dans l’ancien paradigme tout ce que vous avez inventé de neuf, et, du coup, qui disparaît comme nouveauté. Voilà.
Ça a été bien dit par Minsky, je n’ai pas le passage en tête, mais il dit, il dit voilà – Hyman Minsky, qui est probablement, je dirais, un vrai keynésien, quelqu’un qui a compris comment ça marchait chez Keynes, il y en a un autre, qui s’appelle Geoff Tily, qui a aussi compris comment ça marchait chez Keynes – qui dit, voilà, la partie neuve chez Keynes n’a pas été assimilée.
Alors, c’est un peu ce que moi j’essaye de faire, hein, c’est de ressusciter la partie qui était neuve, la partie qui n’a pas été traduite dans quelque chose que le public pouvait comprendre plus aisément. Voilà.
Et il n’y a pas que John Hicks – récompensé bien entendu par un prix Nobel, je ne sais pas si je l’ai déjà dit, mais il a été récompensé évidemment par un prix Nobel, en 1972, pour avoir traduit dans l’ancien paradigme ce qui était neuf chez Keynes.
Alors, méfiez-vous, si vous avez un jour quelque chose d’intéressant et de neuf à proposer, méfiez-vous, comme de la peste, des gens qui vont expliquer ça de manière un peu simplifiée au public pour que le public comprenne, parce que ce sont des gens qui viennent là pour tuer ce que vous avez inventé.
Alors, il n’y a pas que Hicks. D’une certaine manière aussi, le Cambridge Circus, les élèves thésards de bonne volonté de Keynes, ont quand même, eux aussi, cru qu’il était important de traduire ce qu’il était en train de dire à l’intention des économistes pour que le message passe plus facilement. Si le message passe facilement, c’est que ce n’est pas le même message, voilà, c’est la leçon aussi à retenir ! Eux aussi sont coupables, un petit peu, les Richard Kahn et les [Joan et Austin] Robinson, etc. Bon, moins : moins que Hicks, mais ils ont aussi, par conformisme d’étudiants thésards, ils ont simplifié un petit peu, ils ont proposé des tas de choses à Keynes, qu’il a accepté de mettre dans son livre. Et si on sait la part de Kahn et des autres, c’est d’une part parce que Kahn a écrit un bouquin là-dessus, et d’autre part, parce qu’on connaît les brouillons de Keynes, et on voit ce qui disparaît entre le brouillon et la version finale, et donc, on peut aller un petit peu, voilà, faire l’archéologie de tout ça.
Alors, est-ce que je vais faire… – voilà, maintenant je me tâte en ce moment – est-ce que je vais faire un chapitre, quand même, sur l’usine à gaz, qui ne m’intéresse pas, et qui me paraît la partie morte, pour expliquer, pour dire ce que je vous dis en ce moment, que je sais que ça existe et pourquoi ça me semble sans intérêt.
Voilà, c’est la question que je me pose, un vendredi, dans la trêve des confiseurs. Je ne veux pas dire qu’il ne se passe pas des choses importantes dans le reste du monde, mais voilà, moi j’en suis encore sur le point final que j’ai mis hier à ce manuscrit, qui ne sera pas un point final parce qu’il faut que je dise quelque chose de l’usine à gaz de Keynes, qui ne présente pas grand intérêt, et je ne sais pas – j’espère que ça va me venir dans la journée – comment en parler quand même, mais sans y consacrer trop de temps.
Voilà. Passez une bonne semaine. Quand je vous parlerai à nouveau, eh bien on sera l’année prochaine. Voilà, à bientôt !
Réponse de la bergère au berger.