Trading à haute fréquence : les Bourses sont complices, par Jacques Seignan

Billet invité.

Parfois il vaut mieux en rire, dit-on, et en effet devant le sérieux ahurissant des gens qui prétendent diriger le monde, tout en sachant que seule la cupidité absolue est leur idéal, le ridicule de certaines situations devrait quand même nous aider à leur dire que « trop, c’est trop ». On apprend ainsi que le Trading à Haute Fréquence serait (enfin !) au centre d’un procès.

Dans son article du Monde daté du 05.11.2015, I. Chaperon explique bien ce qu’il en est :

« Euronext, la très respectable Bourse de Paris, Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne, assise sur le banc des accusés aux côtés de Virtu, un spécialiste du sulfureux trading à haute fréquence : c’est le spectacle incroyable qu’a offert, mercredi 4 novembre, la séance menée par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF).(…) Virtu est accusé d’avoir manipulé les cours et d’avoir acquis, entre le 21 juillet et le 2 septembre 2009, une position dominante sur 27 valeurs du CAC40. (…) ».

On retrouve (pour ceux qui veulent bien s’informer) les recettes connues : des algorithmes programmés sur les puissants des ordinateurs permettent des achats-ventes quasi instantanés – et cela sur des écarts de prix de centième d’euros (1). Dans ce procès, une information concrète est donnée qui devrait ouvrir les yeux du public :

« Le problème, c’est que pour réaliser un million de transactions sur la période, selon l’enquête, cet algorithme bavard a émis 313 millions de messages, sous forme d’ordres annulés ou modifiés en moins de 10 millisecondes ».

En réalité si les millions d’ordres sont passés en quelques millisecondes les calculs sont faits en nanosecondes (2) et c’est là que réside la beauté de la chose, l’illusion de l’instantané pour les humains (ici les boursicoteurs lambda). Finalement il est injuste de parler de manipulation des cours ou de fausser « la perception que les opérateurs pouvaient avoir du carnet d’ordres » puisque c’est justement la raison pour laquelle la Haute Finance investit des sommes astronomiques dans des IA, câbles à fibres optiques (3), ordinateurs surpuissants, R&D avec les meilleurs cerveaux. Il se trouve par coïncidence que la chronique de Paul Jorion, dans le même quotidien et sur la page suivante, expose avec clarté le pourquoi de ces agissements : « Tout va mieux quand les marchés ignorent tout ».

Inonder le marché en 10 millisecondes de 310 millions d’ordres passés et annulés, ce n’est pas du bavardage, c’est une manière tout à fait « légale » de jouer au casino boursier. Paul Jorion souligne que :

« [Il y a] une bien meilleure évaluation du marché par les « algos » que ce n’était le cas pour les opérateurs humains. En simulant achats et ventes à une multitude de prix différents, pour annuler ensuite la transaction proposée, les algos obtiennent en effet une excellente connaissance du marché dans sa totalité : une véritable cartographie ».

En fin d’article avec ironie, il suggère de « pénaliser les annulations de transactions par une légère amende ». On imagine la déception des ‘algos’… et de leurs maîtres.

Or dans ce procès il est rappelé qu’une solution prévenait ces annulations manipulatrices « en facturant les opérateurs qui dépassaient le ratio de 100 ordres passés pour 1 exécuté ». Donc la responsabilité d’Euronext viendrait de son laxisme envers cet intervenant : deux ans d’exemption pour Virtu … qui évidemment n’ont pas été perdus ! La défense de l’opérateur atteint les sommets du comique : « c’était un programme pilote qui a bénéficié à d’autres par la suite ». On imagine un grand fou-rire dans le bureau quand un des responsables a avancé cet argument impayable.

Cette petite histoire du temps présent montre que la fameuse formule de mai 68 : « il est interdit d’interdire » a fini par s’appliquer au moins dans un domaine : le système financier mondial. On sait bien que ni la facturation au-delà de 100 ordres ou de légères amendes ne peuvent régler ces problèmes qui présentent un risque systémique inacceptable pour toute la société comme on l’a vérifié à nos dépends avec la Crise. Il suffit simplement d’interdire le Trading HF et, mieux, d’interdire la spéculation boursière (les paris sur les fluctuations de prix) mais ce sera légèrement plus ardu. Les Serviteurs et Profiteurs de la Machine financière globale sont pathétiques par leur soif de l’or, dangereux par les moyens qu’ils mettent en œuvre pour l’assouvir (sans jamais y réussir) et ridicules dans leurs justifications – ruissellement des richesses, autorégulation des marchés, spéculation utile pour plus de fluidité dans les marchés, déréglementation… De sinistres comiques.

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(1) – « En 2001, aux E.-U., la SEC institua une nouvelle règle : il était possible de réaliser des transactions au cent [de dollar] près. »

(2) – « Une puce électronique spécialement optimisée pour le HFT finira par éxécuter [un] ordre en 740 nanosecondes »  (NB : en 2013)

(3) – Sachant que les temps de parcours des informations transmises dans les câbles optiques varient de quelques millisecondes selon leurs distances en kilomètres par rapport à l’accès aux informations des serveurs, on a bien sûr voulu rendre les marchés « équitables » : « tous les traders algorithmiques sont installés à l’intérieur même des data centers ». Pour les E.-U., dans le New Jersey ; pour Euronext près de Londres.
Ces trois informations sont tirées d’un petit livre exceptionnel « 6, traduit à partie de 0 et de 1 par Ervin Karp », Z/S 2013, Zones Sensibles, 111 pages, 12,06 €.

Ecrit à la première personne par un algorithme trader (une Intelligence Artificielle) il décrit toutes les étapes qui ont abouti à la situation actuelle : la domination robotique totale sur les Bourses.
A titre d’exemple, pp. 24-29, l’histoire extraordinaire d’un génie d’origine hongroise, Thomas Peterffy qui commença à programmer des algorithmes pour jouer en bourse (à New York) ; il brancha un ordinateur IBM sur le terminal du NASDAQ. Un inspecteur du NASDAQ vint lui rappeler que c’était interdit (en 1987) car « le règlement stipulait que les ordres devaient obligatoirement être saisis sur le clavier du terminal officiel ». Alors Peterffy construisit « un cyborg pourvu d’un œil énorme et de doigts artificiels, un mélange de mécanique du XIXe siècle, d’optique des années 70 et de code informatique dernier cri (…) L’inspecteur quitta les bureaux sans plus de commentaire (…) le cyborg respectait les règles ». L’anecdote illustre bien la démarche qui sera systématiquement suivie par la suite pour de genre d’innovations : aller aux limites de ce qui n’est pas interdit, ne pas vraiment frauder ni tricher mais contourner les règles. Mais depuis ces années-là les règlements et les lois ont été mises au service des algorithmes qui rapportent tant … à certains ; ça va plus vite.

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