La crise des migrants : appeler les choses par leur nom, par Serge Boucher

Billet invité.

Depuis le début de la crise migratoire actuelle, on entend partout dire que les craintes des Européens vis-à-vis des migrants sont « compréhensibles ». Elles sont peut-être compréhensibles, mais cela ne les rend pas justifiées. Je voudrais traiter ici deux craintes particulièrement tenaces, qui portent sur l’économie et la sécurité.

Du point de vue économique, on entend régulièrement qu’on est « en crise » et qu’on n’a donc « pas les moyens » d’accueillir qui que ce soit. Passons sur le fait que l’Europe reste une région extrêmement riche, et qu’avec un minimum de bonne volonté elle pourrait trouver des moyens. Le fait est que d’un point de vue économique, l’accueil de réfugiés syriens est exactement ce dont l’Europe a besoin pour le moment.

Pour commencer, plus de personnes vivant sur un même territoire ne signifie pas nécessairement plus de chômeurs. Chaque individu est un employé potentiel, certes, mais il est aussi un consommateur, et parfois un entrepreneur. Le nombre d’emplois sur un territoire géographique donné n’est donc pas fixe, mais augmente avec la population. En France, par exemple, la population était de 40,5 millions en 1946 et est maintenant de 67 millions. Il n’y a pourtant pas 27 millions de chômeurs, parce que les nouveaux habitants contribuent aussi à la demande, et créent ainsi des emplois. Le mécanisme est exactement le même que ces nouveaux habitants soient nés à Noisy-le-Sec ou à Damas.

Il est vrai que des immigrants qui n’ont pas de compétences particulières et qui ne viennent pas pour travailler mais pour simplement profiter de l’état-providence peuvent être une charge. Mais il se trouve que ce n’est pas le cas ici : les réfugiés syriens qui demandent l’asile en Europe ne sont pas des indigents. Les syriens pauvres ou peu éduqués sont toujours en Syrie, ou peut-être dans les pays avoisinants. Pour avoir une chance de gagner l’Europe, il faut des moyens. Ceux qui arrivent ici sont l’élite de leur nation, des ingénieurs, médecins, avocats, etc., qui parlent souvent mieux anglais que la moyenne des Européens. Il me semble assez évident que ces gens qui ont tout abandonné en quête d’une vie meilleure ne sont probablement pas des imbéciles paresseux qui ne cherchent qu’à émarger aux restos du coeur. Ils viennent pour travailler, s’intégrer, participer à la société européenne, à la seule condition qu’on leur en donne l’opportunité. C’est vrai pour presque toutes les migrations, et toutes les études confirment que celles-ci sont bénéfiques pour le pays d’accueil exactement pour cette raison : ceux qui réussissent le voyage sont particulièrement courageux et qualifiés. Un afflux de telles personnes semble le seul moyen réaliste de financer les retraites d’une Europe à la démographie faiblarde.

Pour ce qui est de la sécurité, on peut tout à fait comprendre que d’aucuns s’inquiètent de voir des milliers de ressortissants d’un territoire occupé par l’État islamique passer les frontières européennes avec des contrôles rendus superficiels par les faibles moyens d’une police des frontières submergée par le nombre colossal de demandes d’asile. Cette crainte-là est légitime.

Mais la solution à cela est évidente, et elle ne consiste pas à fermer les frontières : il « suffit » que l’Europe adopte une politique d’immigration assumée, et procède comme tous les autres pays occidentaux. La convention de Dublin est une aberration, qui rejète tout le problème de l’accueil des réfugiés sur les pays frontaliers de l’Union européenne, ceux-là même qui ont le moins de moyens pour gérer un afflux comme celui qu’on voit aujourd’hui, et incite les réfugiés potentiels à entrer illégalement sur un territoire plutôt qu’à suivre une quelconque règle.

Dans le reste du monde, cela ne se passe pas comme ça. Un candidat réfugié qui vise les États-Unis, par exemple, entame la procédure depuis son pays ou un pays frontalier (le plus souvent la Turquie, la Jordanie ou le Liban pour les Syriens), et a l’opportunité de vivre et de travailler dans ce pays pendant que sa demande est étudiée, plutôt que de payer des passeurs une fortune pour traverser la Méditerranée en canot pneumatique. Cette procédure dure entre un et deux ans, durant lesquels les autorités américaines et l’UNHCR ont tout le temps de vérifier l’identité du migrant et son éligibilité.

Non seulement cette manière de faire les choses est nettement plus respectueuse des droits des migrants, elle résout également tous les problèmes de sécurité. Aucun terroriste potentiel ne passera jamais par une procédure aussi lourde alors qu’il lui est bien plus facile d’obtenir un visa touristique. Les chiffres des États-Unis sont éloquents : sur 784,000 réfugiés acceptés depuis 2001, seulement 3 ont été arrêtés pour des faits de terrorisme, aucun n’ayant réussi à mener ses projets à bien. Un sur 261,000 en dix ans, donc, sans aucune concrétisation. Cela me semble un risque plus que raisonnable. Ce changement de politique se justifie d’autant plus que le nombre de demandes auxquelles fait face l’Europe est particulièrement élevé en ce moment : cela coûte beaucoup moins cher d’engager quelques fonctionnaires supplémentaires pour étudier le flot de demandes, que de construire des barrières le long des frontières, des camps pour candidats-réfugiés, et traquer ceux dont on perd la trace.

Mettre en place une politique d’asile juste et réfléchie, en remplacement du « système » actuel qui nous condamne à subir l’immigration comme un phénomène incontrôlable, favoriserait autant notre sécurité que notre prospérité. Les arguments économiques et sécuritaires pour la fermeture des frontières et le rejet des migrants sont faux, ce n’est pas plus compliqué que cela.

Il est donc temps d’appeler les choses par leur nom, et de reconnaitre que ceux qui avancent ces arguments rentrent dans une des trois catégories suivantes :

  1. Ceux qui sont mal informés sur les enjeux économiques et sécuritaires de la migration
  2. Ceux qui n’ont juste vraiment pas envie que leurs enfants aient des voisins arabes, dont tous les arguments sont des rationalisations maladroites pour justifier cette position socialement inacceptable
  3. Ceux qui pensent qu’il y a tellement d’Européens dans la catégorie précédente que l’accueil des réfugiés, qui serait désirable dans un monde idéal, ne peut pas bien se passer dans notre monde

Poser le problème en ces termes ne suffit certainement pas à clore le débat. On peut trouver la position du groupe (2) détestable, mais nous sommes encore en démocratie et on ne peut donc pas faire comme s’ils n’existaient pas. Et au vu des sondages et de la montée de l’extrême-droite partout en Europe, on ne peut pas exclure l’hypothèse que le groupe (3) ait, malheureusement, raison. Mais c’est en reconnaissant cette réalité extrêmement déprimante que l’on se donne les meilleures chances de prendre les bonnes décisions.

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