L’individuation du Sujet, par Dominique Temple

Billet invité.

Dès les premiers mots de la Bible, il est dit que l’homme donne un nom à toutes choses, le ciel, la terre, les oiseaux, les poissons… mais lorsqu’il veut se nommer, toutes ces connaissances ne lui sont d’aucune aide. C’est dire qu’il est en face de lui-même devant une énigme. Il trouve l’aide, que ne peuvent lui donner ses représentations objectives, dans une opération nouvelle, l’entraide (la réciprocité) à partir d’un être pris de son côté, de lui-même : cette moitié provoque son étonnement sinon son anxiété car l’étrangeté de la femme n’est pas la différence d’un oiseau et d’un poisson, mais elle est relative à lui puisqu’elle est tirée de lui. Contradiction donc entre le sujet et l’objet, mais aussi entre l’identité et la différence, qui pourrait l’immobiliser dans l’impossibilité de savoir quoi faire, pour ou contre (dans un sens ou dans l’autre), mais qui trouve sa solution dans la parole. L’homme crie de joie parce qu’il se reconnaît non pas de ce qu’il peut nommer objectivement mais d’une parole dont le sens se soustrait à l’objectivité de ses représentations pour se révéler sur un autre plan que celui de la nature : celui d’Elohim. Partout dans leurs mythes, les Guarani comme les Hébreux, les Jivaros ou les Hottentots… les hommes se disent à l’image, ou fils des Dieux !

Mais cette sensation de la conscience révélée à elle-même, cette conscience affective, qui s’exprime par la Parole, naît donc de la réciprocité (Adam et Eve) : Elle s’incarne dans la Parole lorsque la femme comme Autre révèle à l’homme la matrice de ce dont il est dit l’image : Elohim.

C’est dans la réciprocité, l’alliance, et dans la réciprocité seulement que la conscience se révèle à elle-même, révélation dite divine de l’homme. L’idée que le sentiment éthique est d’origine divine tient au fait qu’il n’appartient ni à l’un ni à l’autre avant que d’être ressenti par chacun à la fois comme son propre sentiment et en même temps celui d’autrui, puisqu’il est créé autant par l’un que par l’autre.

C’est aussi à partir de cette situation contradictoire entre l’identité et la différence, au cœur de la réciprocité, que l’anthropologie découvre la transcendance de la Parole. La Femme est celle dont l’Homme a besoin pour se parfaire, grâce à la réciprocité, comme l’incarnation du verbe et se nommer.

Le premier souci de l’homme, le désir qui le pousse vers autrui est la recherche de cette inconnue, la femme, pas pour sa différence sexuelle, sinon la sœur ou la fille ferait l’affaire, mais pour son altérité tout autre : son identité biologique avec l’homme doit être relativisée par le fait qu’elle soit fille ou sœur d’un autre homme, l’étranger ; ce que dit la règle universelle de la prohibition de l’inceste.

Le sentiment né de la réciprocité primordiale s’évade des conditions de la nature par la Parole : c’est en termes de parenté que se reproduit la réciprocité bien qu’elle embrasse toutes les conditions biologiques de l’existence, la croissance comme la reproduction (prohibition de l’inceste biologique et de l’inceste de nourriture). Et dans les sociétés archaïques, chacun reçoit encore aujourd’hui une appellation qui le situe en termes de parenté. Lévi-Strauss chez les Nambikwara par exemple devient beau-père, beau-frère, gendre… Le principe de réciprocité enveloppe alors toutes les prestations sociales sans distinction. Ce sont les prestations totales : hors d’elles, c’est le chaos.

Mais la réciprocité n’en reste pas à l’alliance, qui crée la “philia”. De même qu’elle maîtrise l’espace par l’alliance, elle maîtrise le temps par la filiation. Elle se manifeste dès lors par une autre structure qui n’est plus binaire mais ternaire. La situation contradictoire originelle est la même dans la réciprocité binaire et la réciprocité ternaire, mais le nombre de partenaires nécessaires dans celle-ci est au minimum trois : par exemple la fille engendrée par la mère engendre à son tour comme elle a été engendrée… Au minimum trois, mais en quantité qui peut être innombrable pourvu que le dernier donataire soit aussi donateur car la matrice du sentiment de chacun est seulement la structure de réciprocité. Pour dire que la réciprocité de filiation n’a pas d’origine, il faut reporter son principe dans ce qui est avant toute origine (le premier du premier, comme disent les Guarani), à nouveau Elohim.

Dans la réciprocité binaire simple et positive, le Tiers, le sentiment commun de la conscience révélée à elle-même, la conscience éthique, se représente dans la transfiguration du visage d’autrui : l’ami. Le Tiers anime les deux partenaires de la réciprocité de l’extérieur comme une puissance distincte, que l’on se représente comme un masque lorsque la réciprocité simple devient collective, et que le visage de l’autre devient impersonnel.

Dans la réciprocité ternaire, le Tiers est incarné dans chacun et ne peut se rapporter à aucune image objective qui reflèterait sa transcendance car l’autre n’apparaît jamais que comme la moitié du Tiers : ou donateur ou donataire. Lorsque la situation contradictoire des origines est assumée par chaque individu en tant que tiers intermédiaire entre deux autres, personne ne sert de miroir à personne. Le Tiers se révèle alors comme conscience propre de chacun qui n’a pas d’autre source de la Parole que lui-même. La réciprocité ternaire est la matrice de l’individuation de la conscience commune.

La relativisation des contraires dans le tiers intermédiaire (celui qui devient à la fois père et fils ou celle qui devient à la fois mère et fille) requiert néanmoins l’intégrité de la structure de réciprocité qui l’engendre. Dès lors, la réciprocité ternaire donne au sentiment dont la réciprocité est la matrice une nouvelle définition parce que chacun doit rendre compte de tout autre comme autre soi pour que la matrice de son propre sentiment ne fasse pas défaut, et cette définition est la responsabilité.

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