Les classes moyennes, grandes oubliées de la gauche de la gauche, par Michel Leis

Billet invité.

Dans un précédent billet, j’évoquais ce décalage entre le discours tenu par la gauche de la gauche et la société française : « Les hommes politiques (…) continuent pourtant à utiliser un vocabulaire et des slogans d’une autre époque (…) la gauche de la gauche n’est (dans son discours) qu’un nouvel avatar des partis communistes d’antan ». Au cœur du problème, il y a une négation des classes moyennes par les partis et des hommes politiques à la gauche du PS. En 2012, dans le programme de Mélenchon, « L’humain d’abord », on parle d’insécurité sociale, de pauvreté de masse, de précarité, de mal-logement. Tout cela est fort louable, mais on cherchera en vain le terme « classes moyennes ». Pas la moindre mention non plus des classes moyennes dans les programmes du NPA ou de Lutte ouvrière. Le programme des écologistes en 2012 n’évoquait les couches moyennes de la population que pour déplorer qu’elles ne soient pas revenues dans les quartiers populaires.

Pour 2017, la situation n’évolue guère, tout au plus peut-on noter que le projet Mélenchon (en attendant le programme définitif) évoque l’appauvrissement des classes moyennes en une phrase. Le politiquement correct à gauche se limite aux classes populaires. Je suis moi-même victime de ses précautions oratoires, j’utilise souvent l’expression « classes populaires et moyennes » pour éviter des critiques trop virulentes… Oui, la situation montrée dans le documentaire de Ruffin « Merci patron ! » existe, elle doit être combattue, mais il faut aussi s’intéresser aux classes moyennes dont la situation ne cesse de se détériorer. C’est une triple faute.

La première faute est de ne pas voir que la situation des classes moyennes se détériore rapidement, ce qui était déjà le cas en 2012. On peut le montrer au travers de quelques graphiques. Le premier retrace l’évolution des revenus par décile, corrigé de l’inflation. Elle ne fait pas apparaître de progression importante pour les 6 premiers déciles de revenu sur la période 2003-2013. Autrement dit, le pouvoir d’achat n’augmente pas.

Croissance du revenu disponible des ménages par décile / Période 2003-2013 / Source INSEE

Les derniers déciles s’en tirent bien mieux que les premiers, encore faut-il relativiser cette constatation. Si l’on définit les classes moyennes comme étant celles pouvant arbitrer sur ses dépenses, une fois payées les dépenses pré-engagées et celles indispensables à la survie, on voit que sur la période 2003-2013, ces dépenses pré-engagées ont connu une forte hausse, en particulier avec le coût du logement et de l’énergie.

Hausse des dépenses pré-engagées dans le revenu des ménage en %, base 100 en 2003 / Source INSEE

Cette hausse des dépenses pré-engagées pour le logement doit être relativisée compte d’un taux plus élevé de propriétaires pour les déciles les plus élevés. Sans surprise, la part du logement et des charges est plus élevée dans les déciles inférieurs, mais dans le même temps, l’accès au logement social a modéré une partie de cette hausse. Pour, les déciles supérieurs, la hausse de l’immobilier a un effet plus marqué, les durées des crédits s’allongent, ils sont passés d’un peu moins de 16 ans en 2003 à 20 ans aujourd’hui, contraignant durablement le budget des ménages.

Retraitement des données INSEE et CGED pour l’année 2011

Au-delà des données statistiques qui ne sont qu’une autre illustration de ce que dit Thomas Piketty, la deuxième faute est de penser qu’en s’adressant aux classes moyennes, on se coupe des classes populaires. C’est une idée qui me semble fausse pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il y a un brassage plus important que par le passé entre classes moyennes et classes populaires qui s’opère maintenant dans les deux sens. Le taux élevé de divorce (50 %), la perte d’un deuxième emploi dans les ménages, les périodes de chômage de plus en plus fréquentes qui entraînent des coupes dans les dépenses font qu’une part significative des premiers déciles a eu à un moment ou à un autre un vécu de classes moyennes. À l’inverse, pour une partie des classes populaires, l’amélioration des conditions matérielles et la possibilité d’arbitrer sur les revenus restent un objectif, même s’il est de plus en plus difficile à atteindre.

La troisième faute est de laisser un quasi-monopole du discours sur les classes moyennes à la droite, y compris dans sa composante populiste. Le programme du FN fait référence plus d’une dizaine de fois aux « classes moyennes » en développant des mesures censées les soutenir. Les candidats à la primaire de droite usent et abusent du terme « classes moyennes » (largement utilisé dans l’un des derniers discours de Nicolas Sarkozy). Quand on regarde la réalité des chiffres entre 2003 et 2013 où la droite a été au pouvoir pendant la majeure partie de cette période, on peut dire que c’est un remords tardif ou un changement de cap…

Il y a évidemment beaucoup à faire pour les classes populaires, mais cela ne suffit pas dans la perspective des élections présidentielles. On ne peut limiter les victimes de la situation actuelle à ce seul groupe. Encore faut-il pour élargir le discours un personnel politique différent. Les vieux routiers de la politique semblent incapables de changer de logiciel, il est temps que des voix nouvelles se manifestent… Pourquoi pas Thomas Piketty qui a travaillé largement sur cette problématique ?

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