Les intellectuels « dérivent »-ils, ou bien la dérive observée est-elle d’un autre ordre ?

L’article n’est pas tout à fait récent, il date de janvier, il est intitulé L’inquiétante dérive des intellectuels médiatiques, et il est de la plume de Gisèle Sapiro, sociologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

J’ai cherché à comprendre de quelle dérive il était question dans l’article et j’ai rapidement conçu l’hypothèse d’un malentendu : qu’il n’y avait nullement quelque chose appelé « intellectuel » qui avait dérivé d’un lieu souhaitable vers un endroit mal famé, mais que la dérive consistait à appeler désormais « intellectuel » un objet d’une tout autre nature. J’ai du coup tenté quelques remplacements dans le texte, afin de tester quel terme substituer au choix sans doute malencontreux d’« intellectuel ». Après quelques tentatives peu fructueuses, je crois être tombé sur le terme qui convient. Jugez vous-même à partir de quelques passages :

Alors que l’un d’entre eux vient de mourir [André Glucksmann], les courtisans envahissent plus que jamais l’espace public. Ils profitent de la prudence des chercheurs, qui, souvent, hésitent à livrer des diagnostics complexes dans un format réduit, et de celle des écrivains, qui préfèrent laisser la parole aux experts.

Ou bien

Or, ce qui caractérise les courtisans, c’est précisément qu’ils sont capables de parler de tout sans être spécialistes de rien. Pénétrés de leur importance, ils donnent leur avis sur tous les sujets, par conviction sans doute, mais aussi et surtout pour conserver leur visibilité.

Ou bien encore

L’envahissement par les courtisans d’une presse qui se veut d’information avant tout, sature l’espace public de leur discours, donnant l’impression qu’ils sont les seuls survivants d’une espèce en voie de disparition : les intellectuels.

Et ceci

Le succès rencontré par les hebdomadaires qui consacraient des dossiers à ces courtisans a entraîné dans son sillage la presse quotidienne. Les médias audiovisuels ont joué un rôle de premier plan. Car ces non spécialistes ont en commun une compétence qui fait défaut à la plupart des chercheurs et universitaires plus familiers de la chaire et des échanges entre pairs : ils maîtrisent fort bien les règles de ces hauts lieux de visibilité.

« Ils maîtrisent fort bien les règles de ces hauts lieux de visibilité », mais n’est-ce pas cela précisément la seule qualité véritablement requise d’un courtisan ?

La dérive dont il est question réside donc – je le crains bien – non pas dans des parcours de vie individuels mais dans le fait que l’on confonde désormais deux espèces en réalité entièrement distinctes, c’est-à-dire – selon la définition du dictionnaire – dont la copulation ne générerait soit aucune descendance, soit seulement une descendance infertile.

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