Qui étions-nous ? Comment faire fonctionner une société ? (I) L’ordre impérial expliquerait la Chine bien mieux qu’une supposée « pensée chinoise »

Par quel bout faire débuter une réflexion comparative portant sur les représentations qu’avaient de ce que doit être une société, les mondes chinois et occidental ?

Dans un petit ouvrage qu’il a intitulé Contre François Jullien et datant de 2006, le sinologue suisse Jean-François Billeter reproche au philosophe français François Jullien d’avoir décrit dans ses ouvrages une Chine dont la pensée a été mise en scène de façon à exagérer son altérité par rapport à la pensée occidentale : « son œuvre est fondée tout entière sur le mythe de l’altérité de la Chine » (2006 : 9). Les différences constatées à juste titre, dit Billeter, découlent essentiellement du régime impérial qui a caractérisé dans la continuité la Chine pendant plus de vingt-deux siècles (de 221 av. J-C. à 1911) : « la folie, la démesure du Premier Empereur, qui auraient pu rester une aberration sans lendemain, sont devenues le moment fondateur de toute cette histoire impériale » (2006 : 17). Cette forme centralisée et autocratique de gouvernement, souligne-t-il, amène avec elle ses propres contraintes, qu’il ne faudrait pas confondre avec une Weltanschauung, une représentation du monde construite pour répondre à des questionnements d’ordre essentiellement intellectuel : « … ces empereurs, écrit-il, leurs conseillers et leurs agents ont instrumentalisé la culture au point de la refondre entièrement et d’en faire la base de l’ordre nouveau. Pour faire oublier la violence et l’arbitraire dont l’empire était né, et par lesquels il se soutenait, il devait paraître conforme à l’ordre des choses. Tout fut recentré sur l’idée que l’ordre impérial était conforme aux lois de l’univers, depuis l’origine et pour tous les temps. Tous les domaines du savoir, toute la pensée, le langage, les représentations devaient concourir à persuader les esprits que cet ordre était, dans son essence, naturel […] Et il faut être conscient que tout ce qui passe aujourd’hui pour spécifiquement chinois, en particulier dans le domaine de la pensée, fait partie de ce système » (2006 : 18-19).

De façon plus dérangeante, Billeter reproche à Jullien de s’être approprié – en vue de se faire valoir au yeux d’un public francophone pour qui l’accès est restreint aux travaux des chercheurs chinois contemporains dont l’œuvre n’est pas traduite – les idées de certains d’entre eux : « François Jullien aurait pu présenter ces auteurs, en expliquant leur importance et leurs limites, en analysant les raisons de l’engouement qu’ils ont suscité chez de nombreux intellectuels de Taïwan et suscitent maintenant en Chine même. Il a préféré s’inspirer d’eux et de quelques autres sans juger nécessaire de signaler à ses lecteurs les emprunts qu’il leur faisait » (2006 : 33-34).

Entre les quatre grandes tendances que distingue Billeter parmi les analystes récents de l’histoire chinoise, Jullien aurait phagocyté en particulier le point de vue du courant qu’il nomme celui des comparatistes (2006 : 32). Les trois autres principales écoles seraient les iconoclastes, les critiques et les puristes.

Reprenons pour caractériser ces courants, les termes du sinologue suisse. Les iconoclastes, dit-il, « ont prôné au début du XXe siècle, un rejet total de la civilisation chinoise parce qu’ils la jugeaient congénitalement liée au pouvoir impérial et patriarcal qu’ils abhorraient » (2006 : 20). Pour les intellectuels critiques, « l’emprise profonde que le système ancien continuait d’exercer sur les esprits ne se relâcherait que si l’on parvenait à comprendre exactement sa genèse, ses rouages et ses ressorts, ce qui exigeait, entre autres, que l’on reconstituât sa genèse » (2006 : 20-21) ; les intellectuels critiques « œuvrent consciemment en faveur des libertés politiques et de la démocratie » (2006 : 23). Les comparatistes « ont eu pour souci principal, écrit Billeter, de redéfinir l’identité chinoise, que ce fût pour permettre à la Chine de s’occidentaliser sans se renier, pour mobiliser la nation dans l’adversité ou pour lui donner aujourd’hui des raisons d’affirmer sa puissance » (2006 : 21) ; il ajoute qu’« ils s’accommodent plus facilement [que les critiques] du système actuel » (2006 : 23). Enfin, les puristes prônent le « retour aux sources » et font « l’apologie d’une forme idéalisée de l’ancien système », dans les « variantes extrêmes » de ce courant, « la culture chinoise » est réduite « à une essence incomparable et incommunicable » (2006 : 22) ; les puristes « servent les forces conservatrices » (2006 : 23).

(à suivre…)

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Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris : Allia 2006 (3e édition 2014)

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