Redonner un sens européen aux verbes de la démocratie, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité. À propos de Échecs, par Zébu

Zébu,

Je suis radicalement d’accord avec ton constat apparemment paradoxal que le Brexit n’est pas vraiment une sortie britannique de l’Europe géographique et politique mais bien la remise en cause par une majorité de Britanniques du modèle britannique de l’empire libéral. Tous les aménagements des traités et des institutions que les Britanniques ont obtenu de l’Union Européenne faisaient du Royaume-Uni bien avant le triste référendum, une réalité extérieure au système d’unification politique européenne. Le paradoxe est que les Britanniques ont rejeté eux-mêmes le modèle juridique et politique que les continentaux s’étaient efforcé d’imiter et d’appliquer pour faire masse avec l’empire britannique.

Le modèle commun au deux empires britanniques et unioniste européen est celui du gouvernement par les nombres et du pilotage supra-national des consciences individuelles par des administrations financières. De fait et au-delà de toute théorisation par la religion féroce du néo-libéralisme, l’unité européenne s’est construite au moins depuis 1972 par les intérêts financiers privés gérés de la City et juridicisés par la coopération entre les juristes anglo-saxons et les fonctionnaires de Bruxelles, Francfort et Paris. « Public » à Londres comme à Bruxelles signifie aujourd’hui que le prix de la propriété privée est publié sur un marché nominalement ouvert, nominalement accessible à tous. Dans l’espace européen de la religion féroce, « public » ne peut plus signifier : conforme à l’intérêt général des sociétés humaines quel que soit le capital financier détenu par les individus composant les sociétés.

Autrement dit, l’Europe est monétariste, matérialiste libérale, des deux cotés de la Manche. La délibération des réalités productibles derrières les actifs financiers cotés sur les marchés contre monnaie est le monopole d’une oligarchie initiée. S’il existe une réalité autonome des cerveaux et des intérêts financiers, elle ne peut plus et ne doit pas contenir de politique. L’utilité de ce qui est produit ou doit être produit n’est pas objectivement discutable, ni délibérable entre tous les citoyens. C’est donc à la représentation libérale du monde et aux réalités européennes qu’elle induit, que les sujets de sa gracieuse majesté ont dit « non ». 374 ans après « the English civil war » qui fonda la monarchie parlementaire, les peuples britanniques font leur 1792 : ils s’invitent dans la politique en refusant des institutions, en l’occurrence européennes, où ils ne sont pas explicitement représentés et défendus.

Le problème que la religion libérale féroce s’évertue à escamoter est posé par la révolte légaliste des peuples britanniques : quelles sont les finalités humainement acceptables de l’ordre économique britannique, européen et mondial ? Question subsidiaire dérivée : quelle organisation politique britannique, européenne et mondiale permet le gouvernement de l’économie humaine au bénéfice de tous ? Pour se donner la possibilité de trouver des réponses à ces questions, il faut impérativement sortir du cadre néo-platonicien libéral féroce et revenir à l’étymologie de la souveraineté, de la nation et de l’État.

La souveraineté est devenue un concept politique opérationnel à partir de la Révolution Française où il a fallu considérer que le souverain n’était pas nécessairement en accord avec la souveraineté. Les constituants français de 1789 ont redéfini le souverain dans le peuple représenté en son unité par le Roi des Français, qui n’était plus Roi de France. La souveraineté est ainsi devenue nationale : elle n’était plus toute entière détenue par le monarque mais par la nation représentée dans ses députés en discussion législative et exécutive permanente avec le Roi.

Pour que la souveraineté nationale ne fût pas dévoyée par une connivence des pouvoirs législatif et exécutif, l’État se constituait désormais sur la séparation des trois pouvoirs en des personnes morales distinctes mais liées entre elles deux à deux. Le pouvoir législatif n’avait aucune fonction judiciaire. Le pouvoir exécutif n’avait aucune fonction législative. Le pouvoir judiciaire n’avait aucune fonction exécutive. Personne à commencer par le Roi ne pouvait détenir toute la souveraineté, représenter à soi seul la nation ni agir solitairement au nom de l’État. Le principe de la séparation des pouvoirs souverains, nationaux et étatiques n’ont jamais été abolis par aucun régime politique en France jusqu’à l’avènement des institutions européennes extra-souveraines, anti-nationales et an-étatiques.

Les oligarchies européennes actuelles héritières des aristocraties d’affaires d’ancien régime sont parvenues à reconstituer leurs privilèges en transposant le modèle de la monarchie parlementaire britannique sur l’administration impériale communiste de Bruxelles et Francfort. L’Union Européenne est un empire parce que les résidents et peuples européens ne savent ni ne comprennent en quoi leur volonté générale est écoutée et appliquée par les fonctionnaires européens. Les Européens ne se ressentent pas dans l’Union comme une nation ni même une communauté de nations. Ils ne voient pas quels intérêts concrets ils partagent ni quelles actions communes ces intérêts suscitent à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union.

Le Parlement Européen représente les nationalités et des intérêts particuliers qui ne sont pas saisissables comme bien commun en acte par tous les Européens électeurs. Ce parlement n’a pas de pouvoir fiscal et ne délibère pas des dépenses communes. Les institutions sont communistes en proclamant des finalités communes non matérialisables au bénéfice palpable de la communauté politique en acte. Il n’y a pas de pouvoir exécutif responsable devant le législatif ; pas de pouvoir judiciaire compétent à vérifier la séparation des pouvoirs ni la soumission effective des acteurs européens à la loi commune. L’existence des États est maintenue inégale au seul plan des nations. La société des Européens n’a pas de pouvoir d’État en tant que telle pour équilibrer les rapports de force internationaux, inter-sociaux ou inter-catégoriels dans l’intérêt général.

Comme la monarchie parlementaire britannique, l’Union a été construite pour exclure le peuple de la république, de la chose publique commune en acte. Le régime de la démocratie formelle oppose la discussion des objectifs communs à leur mise en œuvre effective. Non seulement il faut que toute la réalité soit réductible à des prix qui simplifient et uniformisent la mesure de la plus-value, mais il ne faut pas que les critères du prix bénéfiques à quelques-uns deviennent partageables entre tous. La cupidité « démocratiquement » instituée de ceux qui savent et se réservent le droit de faire ce qu’ils décident tout seuls, a provoqué la dissolution des bases réelles du capital. Le capital financier a pris le pouvoir par la religion libérale féroce et le perd désormais par l’anéantissement des États et de toutes les solidarités nationales et internationales qu’ils structurent.

Il y a une autre intelligence de la revendication souverainiste que celle nihiliste des platoniciens libéraux. Restaurer la souveraineté serait la condition de possibilité d’une réintroduction des peuples, des nations et donc des collections de citoyens dans la politique réelle. L’histoire a montré jusqu’à l’avènement de la suprématie impériale du dollar et de son avatar en euro que la monnaie est la matière de la souveraineté négociable dans la réalité commune des peuples et des nations. Le crédit des États les uns par rapport aux autres se mesure et s’ajuste par des parités de change flexibles à l’intérieur d’un ordre étatique international. Le crédit des peuples à l’intérieur d’un même État se mesure et s’ajuste par un budget national de transferts et d’investissements collectifs pour assurer l’existence de tous en sociétés. Ici est le cœur de l’économie théorisée par le britannique Keynes.

Comme David Cameron vient délibérément ou non de nous en faire la démonstration, la seule option pour préserver des États de droit actifs après l’anéantissement des sociétés par la finance hors sol et hors la loi est de sortir de l’espace de non-pouvoir, du droit passif et de virtualisation du politique qu’est devenue l’Union Européenne. L’Eurozone a maintenant une opportunité de se doter de frontières politiques, juridiques donc financières pour rétablir un espace de souveraineté entre ses peuples, ses nations et ses citoyens. Dans une stricte égalité nominale de pouvoir réel avec les États-nations qui composent l’Europe, un État confédéral judiciaire, législatif et exécutif par le seul instrument des parités de change intérieures et extérieures de l’euro doit venir restaurer la souveraineté des nations européennes. La souveraineté est matière de la démocratie. La monnaie d’État en est sa forme. La solidarité confédérale budgétaire et fiscale, son effet.

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