9 septembre : il y a quarante ans mourait Mao !, par DD & DH

Billet invité.

Le 9 septembre 1976, une voix lugubre sur les ondes de la radio chinoise annonçait la mort du Grand Timonier. Il allait, ce jour-là et les suivants, se pleurer des centaines d’hectolitres de larmes dans tout le pays et, dans leur douleur, des hommes et des femmes prostrés et comme tordus de chagrin hoquetaient qu’ils étaient orphelins. Le plus étrange dans cette affaire était qu’il était extrêmement difficile de douter de la sincérité de cette détresse. La Chine s’effondrait comme une poupée de chiffon qu’abandonne la main de son marionnettiste. Comment être sûrs que le soleil continuerait à se lever à l’est et à embrasser d’abord le sommet du Taishan ? Cette année 1976 était décidément aussi gonflée de larmes, de catastrophes et d’épouvante que les pires « années du Dragon » qu’on ait pu connaître : toutes les figures tutélaires de la Nouvelle Chine l’abandonnaient l’une après l’autre, le vieux maréchal Zhu De d’abord, puis le sage Zhou Enlai et Mao enfin pour parachever l’inexprimable deuil de la nation toute entière. La terre avait tremblé deux mois auparavant, comme un mauvais présage, avec une rare violence faisant des dizaines, voire centaines, de milliers de morts à Tangshan, une ville rayée de la carte au Shandong. Les vieilles superstitions revenaient (malgré les campagnes d’éradication, elles n’étaient jamais parties !) : non seulement cette année-là était au pouvoir du Dragon, toujours fantasque et porteur de paroxysmes, mais elle était, dans le vieux calendrier luni-solaire, une de ces années, qui revenaient tous les 19 ans, où s’effectuait le « rattrapage » du décalage entre lunaisons et mois solaires en redoublant le mois d’août. Ce mois d’août-bis surnuméraire, tous les almanachs du vieux temps mettaient en garde contre ses malfaisances ! Et Mao venait précisément de retourner aux Sources Jaunes à la charnière de ce mois de tous les dangers. Qu’allait-il sortir encore de ce chaudron de maléfices ? Rien de plus, car dès octobre, le grand mouvement populaire victorieux anti Bande des Quatre allait terrasser le Dragon en mettant de surcroît un point final à toute une époque : au terme d’un mois de grand deuil, la Chine pouvait enfin exorciser les démons qui avaient enragé ses habitants jusqu’aux tueries fratricides de la Révolution Culturelle. Les « Quatre » étaient le providentiel bouc émissaire qui permettait de cadenasser avec eux, dans leurs geôles, le mal qui avait gangréné le pays et Jiang Qing celle qui, malfaisante à la manière des impératrices honnies telles Wu Zetian des Tang ou Ci Xi des Qing, avait tiré de sinistres ficelles dans l’ombre d’un Mao vieillissant.

Nous savons (et les Chinois le savent encore mieux que nous, eux qui l’ont vécu dans leur chair) de combien de drames, d’injustices, de directives désastreuses et surtout de millions de morts atrocement absurdes a été jonché le règne de ce vieil empereur mégalomane et ne pouvons que nous étonner que son aura soit encore aussi forte quarante ans après sa disparition. Ne nous y trompons pas : la Chine voit aussi bien que nous que le culte qu’elle entretient soigneusement est en parfaite et absolue contradiction avec la voie sur laquelle elle est désormais engagée et que Mao aurait tous les jours de quoi se retourner dans son mausolée. Mais elle se sait fragile (« colosse aux pieds d’argile » est toujours d’actualité) et redoute ce qu’il pourrait lui en coûter en nouvelles dérives incontrôlables de rompre totalement les amarres avec un passé proche encore si « chaud ». Paradoxalement (à nos yeux) cela la rassure de se savoir encore dans l’ombre tutélaire d’un « grand homme » (fût-il, sur son envers, l’Ogre qui dévore ses propres enfants), celui qui, en tout cas, a été suffisamment « grand » pour faire la Chine « grande » et lui donner de la face aux yeux du monde. Pour les mêmes raisons elle accepte que, pendant tout le temps de sa « convalescence », le timon soit toujours entre les mains du PCC. Ces raisons, Léon Vandermeersch les résume parfaitement en conclusion de « Les deux raisons de la pensée chinoise » (2013 Ed. Gallimard NRF/Coll. Bibliothèque des sciences humaines) :

« Pourquoi les Chinois continuent-ils de s’accommoder assez bien d’un Parti unique, avatar actuel du Département du Ciel d’autrefois ? Parce que, dans notre monde globalisé, où les forces économiques supranationales se font férocement concurrence, où les marchés sont secoués par des crises financières que personne ne maîtrise plus, où l’avenir de l’humanité entière est suspendu à une reprise en main écologique de la croissance à tout va, mieux vaut à la tête de l’Etat une direction ferme, dût-on en payer les débordements répressifs, que la déliquescence décisionnelle dont les régimes du multipartisme donnent l’exemple. Pourvu cependant qu’en privé chacun soit maître chez soi. (…) Les gènes de cet esprit de liberté revivent dans les « regards vigilants » (weiguan) des internautes chinois, férus de blogs qui sont les avatars d’aujourd’hui des dazibao du « mur de la démocratie » de naguère et des sentences parallèles protestataires des lettrés incorruptibles de jadis.

La culture chinoise se remet de sa crise suicidaire de l’époque maoïste. Pourquoi n’y éclorait-il pas un socialisme sinisé qui, dans l’humanisme confucéen, l’écologie taoïste, la compassion bouddhique, puiserait autre chose que ce que le marxisme a tiré du judéo-christianisme ? »

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