Auto-domestication et transhumanisme

Johann Friedrich Blumenbach (1752 – 1840) est un anatomiste allemand fameux. Il est aussi le premier à avoir tenté une classification scientifique des êtres humains à partir de leur squelette, il est à ce titre l’un des fondateurs de ce que l’on appelle aujourd’hui l’anthropologie physique. Auteur d’une classification des peuples selon cinq races, c’est lui qui inventa le terme d’ethnologie : la science des peuples. C’est également à lui que l’on doit le terme de « Caucasiens » pour désigner les humains à peau blanche, un terme que les Américains utilisent d’ailleurs toujours sans connaître son origine ; la raison anecdotique en était que le crâne dans sa collection qui lui semblait le plus représentatif des blancs était celui d’une femme caucasienne.

Selon Blumenbach tous les hommes descendent d’Adam et Ève, les races se sont ensuite différenciées par adaptation aux environnements divers dans lesquels des groupes d’êtres humains se sont retrouvés.

Blumenbach était, dans l’esprit de son époque, « lamarckien » : il était convaincu que les caractères acquis se transmettent, une conception qui, longtemps éclipsée par le paradigme darwinien qui nie qu’une telle transmission soit possible, refait surface dans les travaux récents de biologie évolutionniste.

Blumenbach a eu des dizaines d’intuitions originales aujourd’hui oubliées. Parmi elles, une vue de l’homme comme une espèce « auto-domestiquée » : qui a appliqué les techniques de domestication à elle-même. Il écrivit ceci :

« L’homme est un animal domestique […] C’est par lui que les autres animaux domestiques ont été conduits à cet état de perfection. Il est le seul qui se soit mené soi-même à la perfection » (Blumenbach 1865 : 340).

Cette hypothèse intéressante est restée sans descendance, nul ne l’a reprise, si ce n’est moi-même il y a bien des années (Jorion 1980 : 126). Il n’y est fait aucune référence dans les notices biographiques de Blumenbach que l’on trouve aujourd’hui, pas plus en allemand que dans les autres langues. La question ne s’en pose pas moins s’il ne faudrait pas la ressusciter et situer en particulier la question du transhumanisme contemporain dans le cadre qu’elle propose.

Imaginons en effet que les changements dans l’humain que nous constatons soient bien ceux qu’un processus de domestication engendre, et qu’il y ait bien eu dans l’histoire humaine un processus d’auto-domestication, celui-ci pouvant demeurer inaperçu de tous – à l’exception de Blumenbach – aussi longtemps que la domestication n’impliquait pas de techniques « invasives » (au sein de la machinerie interne de l’animal, comme le clonage de la brebis Dolly en 1996), la donne serait cependant modifiée aussitôt que l’amélioration et la sélection, ingrédients constitutifs de la domestication, impliqueraient des technologies « internes » et que l’auto-domestication de l’homme se calquerait sur les technologies de domestication avancées en général. Un commentaire spécifique émergerait alors sur l’auto-domestication du fait que des manipulations qui nous apparaissent normales et anodines quand elles sont pratiquées sur des animaux que nous considérons comme des objets, nous semblent immédiatement hautement problématiques quand il s’agit de nous-mêmes (qu’on pense tout spécialement à l’euthanasie et à l’eugénisme).

Un phénomène jusque-là invisible – si ce n’est aux yeux de Blumenbach – aurait acquis pleine visibilité, non pas en raison du caractère invasif et hautement technologique des techniques utilisées, puisqu’ils nous étaient indifférents tant qu’il s’agissait d’autres animaux que nous, mais en raison précisément du fait que nous les appliquons cette fois à nous-mêmes.

Dans cette perspective, le discours transhumaniste ne serait pas le discours militant accompagnant un projet, mais celui qui constate pour la première fois l’auto-domestication humaine, et l’ayant constatée, l’entérine et l’ayant entérinée, la justifie par une argumentation rationnelle.

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Blumenbach, Johann Friedrich, The Anthropological Treatises of Johann Friedrich Blumenbach, trad. par Th. Bendyshe. London : Longman, Green, Longman, Roberts & Green, 1865

Jorion, Paul, Un Ethnologue proprement dit (James Cowles Prichard), L’Homme 1980, vol. 20, pp. 119-128

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