Pierre Giorgini, La tentation d’Eugénie, Bayard 2018

Pierre Giorgini – La tentation d’Eugénie

Préface de Paul Jorion

Que nous propose Pierre Giorgini dans La tentation d’Eugénie. Technosciences : l’indispensable nouvelle alliance éthique ? Plusieurs choses, dont la tentation larvée depuis plusieurs siècles, de l’eugénisme, dont Stanislas Deprez nous offre l’historique dans son « Contrepoint » clôturant l’ouvrage, mais aussi, et peut-être surtout, de substituer dans nos sociétés, comme principe directeur de nos comportements et de nos prises de décision, l’éthique à l’économique. Programme admirable, mais aussi très vaste programme.

Deux difficultés essentielles en effet à une telle transposition, qui requièrent pour être vaincues pas moins qu’un changement de paradigme, un déplacement du cadre de notre représentation du monde. Or le physicien Max Planck (1858 – 1947), pionnier de la mécanique quantique, nous a mis en garde autrefois : « une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convainquant ses adversaires et en leur faisant voir la lumière, mais bien plutôt du fait que ses opposants finissent par s’éteindre, et qu’une nouvelle génération grandit à qui elle est familière » (cité in Kuhn 1970 : 150). Les individus ne se convertissent pas d’un paradigme à un autre : du fait du remplacement des générations, la culture délaisse l’ancien comme un insecte abandonne la chrysalide qui lui a permis de passer du stade de larve à celui d’imago. Il faut donc du temps et, jusqu’à l’avènement du nouveau paradigme, prendre son mal en patience.

Il existe deux obstacles majeurs à l’objectif libérateur – parce qu’il serait désaliénant – d’une substitution de l’éthique à l’économique. Le premier, c’est l’habitude désastreuse que nous avons prise de supposer une équivalence entre une quantité, le prix, et une qualité, la valeur, le prix étant censé rendre visible aux yeux de tous, sur la scène de la vie quotidienne, une valeur qui en serait la vérité ultime mais qui – pour une raison obscure – voudrait rester dissimulée dans les coulisses de la formation du prix. Le second obstacle à la substitution de l’éthique à l’économie, c’est l’extra-territorialité que nous avons tolérée – parce qu’elle est exigée de nous, pris en otages, par ses praticiens – de l’économie par rapport à l’éthique ; les notions de « rationalité économique » et d’homo œconomicus rationnel l’exigent de nous, affirme-t-on.

De très mauvaises habitudes ont ainsi été prises, dont nous aurons bien du mal à nous défaire. Or le temps presse, précisément parce que leur exercice sans contrainte au cours des siècles récents, a fait que le genre humain a dépassé sa capacité de charge, la capacité de son environnement à supporter sa présence sans subir une détérioration irréversible qui signifierait à terme, son extinction.

La supposition communément admise que derrière chaque prix se cache une valeur qui le justifie, nous la devons au Scolastique « Albert le Grand », Albrecht von Bollstädt (± 1200 – 1280). Il s’agit probablement avec elle de l’une des plus grandes catastrophes conceptuelles que notre culture ait subies car à partir d’elle, la supposition inverse s’est instillée dans les esprits, que toute valeur peut se traduire en un prix, principe qui signalait la disparition ultime de toutes valeurs en tant que « dignités », à savoir partout où l’homme est traité comme il se doit : comme une fin et non comme un moyen.

Par ce pont jeté entre valeur et prix, la distinction essentielle à toute éthique entre qualités et quantités était arasée. Il devenait possible, comme le suggéra le juriste américain Oliver Wendell Holmes (1841 – 1935) de renier la parole donnée aussitôt qu’une évaluation de coûts en termes de dommages-intérêts ferait penser que la substitution de la monétisation à la parole donnée est préférable parce qu’économiquement plus rentable : « la seule conséquence universelle d’un engagement juridique est d’obliger le promettant à payer des dommages [et] intérêts en cas de non-réalisation de sa promesse. En toute hypothèse, cela le laisse libre de toute contrainte jusqu’à la date de la réalisation de celle-ci, et donc libre de rompre le contrat s’il le décide » (Supiot 2015 : 202).

Passait ainsi à la trappe toute notion d’une adhésion de la personne aux propos qu’elle énonce et d’un engagement de sa part à la hauteur du degré de cette adhésion. Ainsi, au plus haut, dans la foi jurée du serment, comme engagement absolu de soi-même et, au plus bas, dans la citation du propos d’autrui à titre purement informatif. Toute opposition « dure » entre affirmer la vérité et prétendre le mensonge s’effaçait, comme celle, pourtant essentielle sur le plan de la vie en bonne entente en société, entre la bonne et la mauvaise foi.

J’avais attiré l’attention sur l’absence dans le modèle de la formation des prix qu’Aristote offrait dans l’Éthique à Nicomaque, de toute référence à une valeur constituant la vérité cachée d’un prix, et que celui-ci se formait selon le Stagirite de telle manière que l’ordre social se reconstitue, une fois la transaction clôturée, identique à ce qu’il était précédemment, à savoir le riche étant aussi riche et le pauvre aussi pauvre qu’ils l’étaient auparavant (Jorion 1992 ; 1999 ; 2010). Le mérite revient à Sylvain Piron d’avoir découvert en Albert le Grand le responsable d’une équivalence supposée entre le quantitatif du prix et le qualitatif de la valeur (Piron 2010).

À quoi saint Albert (canonisé en 1931) pensait-il quand il instilla le poison ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Si la patiente enquête de Piron révèle en effet le nom du coupable, elle ne résout pas pour autant le mystère de ses motifs : entreprise délibérée du grand Scolastique ou fruit d’une malheureuse erreur de lecture, aux conséquences historiques hélas dévastatrices ?

En effet, quand Albert lit « in utile » dans la traduction latine d’Aristote, là où il est écrit en réalité « inutile », les dés sont jetés (ibid. 17). Alors que le Stagirite fait remarquer que la monnaie est parfois inutile dans les échanges (comme dans le troc), Albert y lit que le prix a son fondement « in utile », c’est-à-dire dans l’usage. Adam Smith (1723 – 1790), puis Karl Marx (1818 – 1883) – qui en tirera de multiples implications – concevront à partir de là le concept de « valeur d’usage », opposé à celui de « valeur d’échange ». Le prix aura cessé de caractériser le rapport humain entre vendeur et acheteur pour renvoyer à une propriété intrinsèque de la chose vendue : sa valeur, trouvant sa justification dans son usage.

Qu’affirmait Aristote, qui disait lui « tel que mesuré par le prix », l’expression qu’Albert le Grand traduira par « valor » ? Que le besoin fait se rapprocher celui qui manque du moyen de satisfaire ce besoin de celui qui dispose en excès du moyen de le faire. Ils procéderont alors à l’échange dans des termes tels que le statu quo se maintiendra dans l’ordre social. Statu quo inégalitaire : quand l’homme du commun soufflette un magistrat, la punition sera bien plus sévère que quand c’est le magistrat qui soufflette l’homme du commun, explique l’Éthique à Nicomaque (V, v, 4).

Produit ou non de sa confusion entre « inutile » et « in utile », Albert le Grand laissera entendre qu’il convient de se désintéresser des partenaires humains dans l’échange, pour concentrer son attention sur la chose échangée elle-même, laquelle rayonne de sa « valeur » dont le fondement est son usage (« in utile »).

On parlerait aujourd’hui de « réification » pour le geste d’Albert : transformer – involontairement peut-être – des rapports entre êtres humains, dotés de sentiments, en rapports indifférents entre objets inertes. Il n’en s’agirait pas moins cependant d’une malédiction : le geste innocent d’assigner à un prix, une valeur que le justifierait, se complétait automatiquement du geste inverse, véhicule de malheur, d’attribuer à toute valeur, un prix.

L’aboutissement catastrophique d’une telle démarche intellectuelle, ce serait le calcul de la parole donnée en fonction de sa « valeur », valeur non pas d’une personne considérée comme une fin, mais traduction en un prix, et la possibilité économique offerte d’échanger son honneur contre une somme jugée équivalente, qui en serait la juste mesure, « en solde de toute compte », soit réduire de fait une personne à un simple moyen.

Alain Supiot explique ceci :

« S’agissant de la valeur de la parole donnée, elle pourra être mesurée à l’aune d’un bilan coûts-avantages. C’est ce que préconise la théorie dite de l’efficient breach of contract, selon laquelle le calcul d’utilité doit conduire à autoriser un contractant à ne pas tenir sa parole lorsqu’il s’avère pour lui plus avantageux d’indemniser son co-contractant plutôt que d’exécuter le contrat » (Supiot 2015 : 201).

C’en était fini des « dignités » dont Immanuel Kant (1724 – 1804) disait que : « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité » (ibid. 202). Et Supiot d’ajouter : « La dignité étant ‘supérieure à tout prix’ échappe par définition au calcul économique » (ibid.). Il observe cependant « Cette méthode, consistant à réduire la dignité à une valeur quantifiable, qui doit être mise en balance avec d’autres intérêts a été adoptée par la Cour de justice de l’Union européenne [laquelle] a ainsi décidé dans son arrêt Viking que le respect de la dignité humaine devait être ‘concilié’ avec la libre concurrence, la libre circulation des marchandises et des capitaux … » (ibid. 204-205). La vie des hommes subordonnée à la libre circulation des choses dans une perspective de profit aux yeux de la Cour de justice de l’Union européenne ! On prend conscience ainsi de la pente terrifiante qu’il s’agirait d’abord de remonter avant que l’éthique puisse reprendre l’ascendant sur l’économique.

Or rétablir la prévalence des « dignités » comme principes de la vie des êtres humains dans une polis où Mammon règne aujourd’hui en maître absolu, tel est le propos de Pierre Giorgini. Pour y parvenir il suffirait peut-être de tancer et remettre à sa place l’homo oeconomicus et ses calculs d’allocation de ressources en vue de maximiser leur utilité subjective, calculs dont le monde de la finance nous affirme depuis le XVIIIe siècle qu’ils justifieraient une extra-territorialité de l’argent vis-à-vis de l’éthique.

Car telle est bien la prétention que nous assène la « science » économique qui éclôt simultanément dans les années 1870, avec Stanley Jevons (1835 – 1882) en Grande-Bretagne, Carl Menger (1840 – 1921) en Allemagne et Léon Walras (1834 – 1910) en France puis en Suisse, qu’il n’y a plus ni rentiers ni travailleurs, plus ni patrons ni ouvriers, mais uniquement des consommateurs dont il est indifférent de savoir s’ils dirigent une banque ou demandent la charité au coin d’une rue, puisque leur seul souci est le même : allouer des ressources rares en fonction de l’utilité subjective des biens entre lesquels choisir.

D’ailleurs, dans une telle perspective, le fait que le patrimoine soit réparti de telle ou telle manière au sein de la population doit être considéré comme un donné affirme Jevons : « Toutes les marchandises sont distribuées par l’échange de telle sorte qu’elles produisent le maximum de bénéfice, dans la mesure où cela est compatible avec les inégalités de fortune propres à chaque communauté » (c’est moi qui souligne). Ce que Simon Clarke commente ainsi : « L’allocation initiale des biens est censée être un donné historique et il ne revient pas à l’économiste de s’en soucier […] La production est considérée elle comme hors du cadre d’investigation de l’analyse économique et est vue comme un processus purement technique à l’intérieur duquel les facteurs de production sont utilisés pour produire des biens selon certaines proportions déterminées aussi de manière technique » (Clarke 1982 : 153).

Peu leur importe que pour la plus grande part de la population de leur temps, les ressources dont disposent les ménages ne peuvent en aucune manière être allouées selon un calcul d’utilité puisqu’elles sont mobilisées pour une tâche unique : assurer purement et simplement la survie de leurs membres. Ce qui échappe à ces inventeurs d’une « science » économique, fiers d’évincer par leurs efforts l’ancienne et noble « économie politique » non-réductible à un système d’équations, c’est que leur homo oeconomicus n’est pas tout un chacun comme ils le présupposent et le laissent entendre, mais seulement le bourgeois trônant sur son tas d’or et ne sachant quoi en faire.

Faire advenir l’éthique, là où était l’économique, la tâche est immense : quel défi ! La tentation d’Eugénie de Pierre Giorgini nous y appelle, et y contribue magistralement.

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Aristote, Éthique à Nicomaque

Clarke, Simon, Marx, Marginalism and Modern Sociology, London: Macmillan 1982

Jorion, Paul, « Le prix comme proportion chez Aristote », Revue du MAUSS, n° 15-16, 1992 : 100-110

Jorion, Paul, « Le rapport entre la valeur et le prix », Canadian Review of Sociology, Vol. 36, 1, février 1999 : 37-63

Jorion, Paul, Le prix, Broissieux : Le Croquant, 2010

Kuhn, Thomas, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago : Chicago University Press, 1962

Piron, Sylvain, « Albert le Grand et le concept de valeur », in I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale, R. Lambertini, L. Sileo (Ed.), 2010 : 131-156

Supiot, Alain, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris : Fayard 2015

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