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« Les caisses de l’État sont vides, ma bonne dame ! ». Le porte-monnaie est toujours léger quand on ne souhaite pas dépenser. Si l’on ne trouve pas l’argent nécessaire pour financer aujourd’hui la transition écologique, c’est parce qu’elle n’est pas la première des priorités de nos dirigeants. Nous avons su, par le passé, trouver des sommes considérables pour financer des guerres ou de grands projets de modernisation, nous devrions pouvoir le faire aujourd’hui.
L’exemple du financement de la Seconde Guerre mondiale
L’exemple historique de la Seconde Guerre mondiale est riche d’enseignements. Après dix ans de grave crise économique, les États belligérants ont su trouver les ressources pour financer massivement l’effort de guerre. Rappelons que les dépenses militaires représentaient alors environ 35% du PIB entre 1939 et 1945 pour les principaux belligérants, contre 2 à 3% en temps normal (Chélini 2016 : 145). Michel-Pierre Chélini montre que les États-Unis sont passés de 2% en 1940 à un maximum de 42,7% en 1944. Ces dépenses ont pu représenter entre 2/3 et 4/5 des dépenses budgétaires totales des États, avec un pic de 87% pour les États-Unis (Chélini 2016 : 152).
Ces dépenses démesurées ont été financées à égalité entre impôts et emprunts. Aux États-Unis, « en 1938, les recettes [fiscales] couvrent 97% des dépenses, mais en 1942 le taux de couverture descend à 44% avant que le gouvernement ne provoque sa remontée à 70 % en 1946 » (Chélini 2016 : 152). L’effort fiscal fédéral est multiplié par 7 entre la période 1938-1940 et 1944-1945 : « l’impôt sur le revenu des personnes rapporte vingt fois plus en 1944 qu’en 1940, l’impôt sur les sociétés 16 fois plus et les deux impôts, qui représentaient 50% des recettes fiscales en 1940, en forment 72% en 1944 » (Chélini 2016 : 153).
En parallèle à l’impôt, les États belligérants recourent à l’emprunt : « aux États-Unis, la dette publique courante passe ainsi de 37 milliards en 1938 à 269 milliards en 1946 (et 257 en 1950), soit de 43% à 130% du PIB (en 90% en 1950). Le recours est rendu possible par les souscriptions du public. La charge annuelle des intérêts représente en moyenne 2% du total du montant de la dette. En 1945 sur 260 milliards de dette publique, les comptables du Trésor public en détiennent un peu moins de 10% (Federal Government Accounts), le Federal Reserve System (Banque fédérale et son réseau) environ 8%, ce qui témoigne d’un appel limité à la Banque centrale, indépendante du Trésor, et l’ensemble du public 82%. Les bons du Trésor représentent classiquement à cette période les 2/3 du financement de la dette en 1940 » (Chélini 2016 : 153).
Le financement de la transition écologique comparable à la seconde révolution industrielle
L’effort financier à réaliser aujourd’hui est beaucoup moindre que celui qu’a nécessité la Seconde Guerre mondiale. Son ordre de grandeur se rapproche du coût de la seconde révolution industrielle. Jeremy Rifkin (Rifkin, 2019) compare le coût de construction d’un nouveau réseau électrique américain intelligent au coût des infrastructures routières américaines construites dans la seconde moitié du XXe siècle. Le « National Interstate and Defense Highways Act », signée en 1956 par le Président Eisenhower, était un grand projet de travaux publics pour relier tout le pays par la route. Sa construction a coûté 425 milliards de dollars (calculés en 2006, soit 379 milliards d’euros). 90% du projet a été financé par le gouvernement fédéral, les 10% restant par les États. L’Electric Power Research Institute a estimé à 476 milliards dollars (soit 425 milliards d’euros) la construction de ce réseau électrique intelligent permettant de gérer une production électrique 100% renouvelable (Electric Power Research Institute 2011).
En termes d’infrastructures, les coûts de la seconde révolution industrielle et de la transition écologique sont relativement équivalents. Les États ont su financer ces infrastructures, il n’y a pas de raison qu’ils ne sachent plus le faire aujourd’hui. Les États doivent avoir un rôle central dans la construction et le financement des infrastructures clés à la transition.
Où trouver l’argent aujourd’hui, quand « les caisses sont vides » ? Rappelons que le budget de la Défense américaine représentait encore 716 milliards de dollars (639 milliards d’euros) en 2019, dont un tiers est consacré au financement de nouvelles armes.
Comptabiliser les investissements publics comme les entreprises privées
La transition écologique exige de grands plans d’investissements publics. Or, on entend dire que cela exige des sommes hors d’atteinte pour l’État. Les États ont en effet une propension constante à dépenser davantage que le total de leurs recettes : ils vivent majoritairement à crédit. Il est d’autant plus important de pas confondre dépenses courantes et investissements.
Tous les ans, les gouvernements établissent des budgets pour l’année suivante. En France, la comptabilité nationale considère les investissements publics comme une simple dépense courante, c’est-à-dire une dépense réalisée chaque année de manière relativement stable (payer les fonctionnaires, entretenir les infrastructures publiques, verser les aides sociales,…). Dans la comptabilité nationale, si l’État réalise un investissement (par exemple la construction d’une infrastructure publique routière ou ferrée) de X millions d’euros, cette sommes sera inscrite telle quelle comme une dépense de X millions d’euros dans le budget de l’année. Or, un investissement n’est pas une dépense comme une autre.
Alain Grandjean propose de traiter dans la comptabilité nationale, un investissement public comme un investissement dans une entreprise privée : les charges d’intérêt et la dépréciation du capital doivent être incluses dans le budget annuel, mais non la somme totale de l’investissement réalisé (Grandjean 2019 : 45-46).
Un investissement sert un certain nombre d’années : si l’État construit aujourd’hui une école dans une ville, il n’a plus besoin de le faire l’année prochaine. Le coût de l’investissement sur le budget doit donc être lissé dans le temps. Si les bâtiments d’une école servent 50 ans, on répartira le coût de l’investissement dans le temps sur l’ensemble des années d’exploitation. Au lieu d’inscrire 10 millions d’euros au budget 2020 pour la construction d’une école en 2020, on inscrira 200.000 euros par an : en langue comptable, on « amortit » le coût d’investissement dans le temps. À cela s’ajoutent les charges d’intérêt s’il s’agit d’une somme empruntée et le coût de la dépréciation du capital, à savoir le coût d’entretien de l’école chaque année pour conserver le bâtiment dans son état initial.
Jusqu’ici, les investissements ont été considérés comme des dépenses courantes car le budget des investissements publics était relativement stable au cours du temps. Pour reprendre l’exemple des écoles, il suffit aujourd’hui de renouveler le « stock » : si une école a fait son temps, elle est reconstruite entièrement. Le budget d’investissement, quasiment le même chaque année, pouvait donc être considéré comme une dépense sans besoin d’amortissement dans le temps.
Pourquoi les entreprises privées comptabilisent-elles leurs investissements autrement ? Car un investissement est une dépense transitoire. Schématiquement, une entreprise investit au début de son existence pour être productive par la suite. Construire une usine est une dépense exceptionnelle qui sert pour les 30 ans à venir. Elle ne réalise ce type de dépenses que très occasionnellement.
Aujourd’hui, au vu des dépenses exceptionnelles à réaliser pour la transition écologique, la situation des États est similaire à celle d’une entreprise privée à son lancement. Ils doivent opérer un certain nombre d’investissements massifs pour réaliser la transition écologique et arriver, en quelque sorte, au « prochain plateau » de développement. Il s’agit ici de limiter cette comptabilité aux investissements pour la transition écologique, car, comme nous l’expliquions « les dépenses courantes de l’éducation nationale, de la défense ou de la santé sont constantes en ordre de grandeur. À l’inverse, la transition énergétique requiert de donner aujourd’hui un gros coup de collier » (Grandjean 2019 : 56).
Le monde épargne, le monde est riche : profitons-en !
L’investissement public ne peut être la seule source de financement de la transition écologique : les marchés financiers doivent également prendre part à l’effort de guerre écologique.
L’encours des principaux placements financiers des ménages de l’Union européenne s’élevait en 2016, en valeur de marché, à 26.308 milliards d’euros fin 2016 hors Royaume-Uni. Le Royaume-Uni pesait 7.544 milliards d’euros à cette même date. L’assurance-vie et les fonds de pension arrivent en tête, avec 8.890 milliards d’euros, soit plus de 33,7% du total. Suivent les dépôts à vue avec 8.253 milliards (31,4%) puis les investissements en actions avec 7.167 milliards (27,2%).
Les fonds de pension sont une source de financement titanesque. Aux États-Unis, ils représentaient une somme de de 41.300 milliards de dollars (37.000 milliards d’euros) en 2017.
Les premiers signaux envoyés par les marchés sont positifs : les marchés financiers anticipent les changements rapides à venir. Selon une enquête réalisée en 2018 auprès des gestionnaires de fonds britanniques par l’UK Sustainable Investment and Finance Association et la Climate Change Collaboration, 62% des gérants de fonds « anticipent un pic de la demande de pétrole impactant les cours de bourse d’ici cinq ans, et un pic de la demande de gaz impactant les cours de bourse d’ici dix ans. 54% des enquêtés affirment qu’investir dans les énergies fossiles constitue déjà un risque pour leur réputation et joue déjà un rôle négatif sur leur évaluation. Jeremy Rifkin note que déjà « plus de 1.000 investisseurs institutionnels de 37 pays en tout se sont engagés à retirer 7.200 milliards d’euros de fonds de l’industrie des combustibles fossiles » (Rifkin 2019 : 18). Mais il faut aller plus loin.
Ces sommes considérables seraient largement suffisantes en soi pour financer la transition écologique. Il est grand temps que la finance remplisse enfin son rôle premier : tel un système sanguin, il doit allouer au mieux les ressources existantes. La finance doit retrouver le chemin de l’économie réelle, et en particulier la transition écologique. Nous verrons comment par la suite.
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Chélini, Michel-Pierre, “Le financement de la Seconde Guerre mondiale : problèmes généraux et exemples nationaux”, in Baechler, Jean et Soutou, Georges-Henri (sous la dir. de), Guerre, économie et fiscalité, Paris : Hermann 2016, 145-151
Grandjean, Alain, avec Cohen, Marion et Puisieux, Kévin, Agir sans attendre, Paris : les Liens qui Libèrent et la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, 2019
Rifkin, Jeremy, Le New Deal vert mondial. Pourquoi la civilisation fossile va s’effondrer d’ici 2028. Le plan économique pour sauver la vie sur Terre, Paris, Les liens qui libèrent, 2019
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