Espace de libertés – Le retour vers l’humain, dans toutes ses dimensions, Mai 2020, N°489, pages 20-24
Les appels à nos dirigeants se multiplient, allant dans deux directions : « Faites que la situation qui s’installe ne soit que provisoire : nous veillons ! » et « Faites que la situation qui s’installe se perpétue, parce qu’elle n’est en réalité que le retour à ce qui devrait être la normalité : nous veillons ! ».
La première famille de ces appels parle des libertés individuelles, dont chacun conçoit aisément que l’intérêt général du moment justifie leur restriction, en raison de l’impératif d’isolement. La seconde famille, met l’accent sur le caractère crucial pour le vie de tous les jours du bien de tous mis à l’avant-plan, ce dont l’État-providence est l’instrument.
Ce que souligne cette contradiction apparente : en sortir le plus vite, et en en refaire le véritable ordinaire, c’est que dans un sytème socio-économique déséquilibré parce qu’excessivement inégalitaire, il existe à la liberté, deux variétés : celle de tous, tous ensemble, et celle de quelques uns essentiellement au détriment de tous les autres. Ce que je résume en : la liberté de la biche au fond des bois, que chacun plébiscite, contre celle du renard dans le poulailler, que chacun rejette.
Ce qui apparaît ainsi en pleine lumière, c’est à quel point un souci auquel les dirigeants de nos nations avaient été éminemment sensibles, depuis les années trente jusqu’aux années soixante, avait aujourd’hui disparu de leur horizon : faire en sorte que le ressentiment ne gonfle pas dans une partie importante de la population : faire en sorte que chacun se déclare suffisamment heureux dans sa condition pour aller vaquer à ses affaires le lendemain matin. Ce sont les coups de butoir de l’ultra-libéralisme qui ont fait disparaître des préoccupations des dirigeants nationaux ce souci, dont l’ignorance rend pourtant, à échéance, une nation ingouvernable.
Le prix à payer pour un tel dédain envers les préoccupations profondes de la population dans son ensemble s’était déjà manifesté avant la pandémie dans des éruptions du type jacquerie, comme le « gilets jaunes ». Il fait aussi émerger, comme sa contestation malhabile, le soutien qu’apportent des citoyens désorientés à des revendications « populistes » qui, si elles sont révélatrices du mécontentement, désignent stupidement comme responsables des malheurs qui nous touchent, des minorités dont les membres peuplent leur voisinage, la xénophobie remplaçant une véritable analyse des causes, pour celui qui ne comprend rien aux mécanismes profonds ou à qui on cache soigneusement l’existence de ces mécanismes profonds.
Ce qui rend odieuse et intolérable la liberté du renard dans le poulailler, c’est le rapport de force, le sous-entendu d’un « malheur aux vaincus » qui serait la loi d’airain du fonctionnement des sociétés, et à propos duquel il n’y aurait rien à contester : ce serait « la dure réalité des choses ».
Et c’est sur cela que nous devons porter nos regards et concentrer notre attention – longtemps avant que la crise causée par la pandémie ne s’achève – le rapport de force. Car la question n’est pas que nous ne saurions pas quelle société nous souhaitons : nous le savons, mais que le rapport de force à la sortie de la crise sera le même qu’aujourd’hui, ou qu’il sera pire encore car le système dont nous ne voulons pas, dont nous ne voulons plus depuis longtemps, a l’art de mettre à l’avant, comme des boucliers vivants, les plus démunis, si bien qu’à chaque sortie de crise, le rapport de force est plus défavorable encore pour ceux qui prônent la « bonne vie », et plus favorable encore pour ceux qui veulent que les choses dominent les êtres, pour ceux qui, comme le résume Donald Trump « gagner de l’argent est plus important que d’être en vie » (on se souvient de son raisonnement : « Je me suiciderai plutôt que d’être privé d’amasser des sous »).
« Everybody knows that the good guys lost », dit une chanson fameuse du regretté Leonard Cohen : « tout le monde sait que les bons ont perdu ». Cela paraît être en effet « la loi de la jungle » qu’évoquait Kipling. Comment faire pour qu’il en soit cette fois-ci autrement ?
Rien n’est garanti d’avance, mais la première chose à faire est de prendre au mot nos politiciens qui affirment avec des trémolos dans la vois avoir compris leurs errements du passé, que l’on ne peut pas bâtir une société si la plupart de ses membres rumine sa rancoeur justifiée par telle ou telle injustice, qu’il faut que nous soyons tous ensemble. Enregistrons leurs paroles et rappelons leur qu’ils sont dit. sans attendre qu’ils se renient, parce qu’il sera alors déjà trop tard. Rappelons-le leur sans relâche, souvenons-nous de la leçon de l’après 2008, quand il nous fut dit : « Tout s’arrange : le crédit repart », alors que ce n’était pas le crédit qui devait repartir mais un pouvoir d’achat fondé sur un salaire en hausse et non sur de nouvelles reconnaissances de dette vis-à-vis de la banque.
Que n’entend-on dire à propos de la crise des subprimes ? « Pourquoi n’avons-nous pas tiré les leçons ? » Or nous n’avons en réalité, rien à nous reprocher : nous avons tiré les leçons de la crise, nous n’ignorons rien de ce qui s’est véritablement passé. La question n’est pas là, notre malheur est que ceux qui ont décidé de ce qui se passerait ensuite ne sont pas ceux qui ont tiré les leçons de la crise : ceux qui décident ne sont nullement ceux qui savent. Ou plutôt, ceux qui décident ont tiré parmi toutes les leçons, celle qui les intéresse à titre particulier : faire en sorte que la fois prochaine, lors de la prochaine crise, à savoir celle que nous traversons aujourd’hui, le vieux principe de « privatisation des bénéfices, socialisation des pertes », soit plus que jamais d’application.
Un principe que nous pouvons réclamer d’ores et déjà, tant il brille par son évidence, c’est que l’État-providence n’est pas un luxe que nos sociétés peuvent se permettre « quand la croissance est au rendez-vous », puisque nous avons accepté comme une vérité intangible cette baliverne que notre bonheur dépendrait de comptes d’apothicaires sur les coûts plutôt que de la recherche d’objectifs essentiels : inscrivons l’État-providence dans la Constitution, et faisons de son fonctionnement, le pivot autour duquel tout doit s’articuler. Tout, y compris les bonus des patrons. Tout, y compris les dividendes alloués par les entreprises. Tout, y compris les stock-options et les voitures de fonction de la direction.
Imaginons même un instant que nous l’emportions. Ce ne serait alors que dans un paysage bouleversé qui aurait fait que le rapport de force soit enfin – à la surprise générale – en votre faveur. Qu’est-ce qui aurait rendu la chose possible ? Que le paysage soit à ce point dévasté que les plus grosses fortunes – que l’on appelle pudiquement aujourd’hui « les marchés – n’aient pu que jeter l’éponge. Nous aurions gagné mais nous serions au coeur d’un champ de ruines.
Qu’à cela ne tienne : marquons immédiatement des points. Interdisons la spéculation comme elle le fut dans la loi belge jusqu’en 1867 (en 1860 en Suisse, 1885 en France), qui prohibait « Les paris faits à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers ». Rétablissons notre droit démocratique de rédiger les règles comptables (pouvoir délégué aujourd’hui aux plus grosses entreprises et leurs firmes d’audit), qui décrètent arbitrairement que les salaires sont des « coûts » pour l’entreprise, alors que les bonus de la direction et les dividendes des actionnaires sont des « parts de bénéfice », alors que chacun sait que « les bénéfices doivent être aussi gros que possible et les coûts aussi minimes que l’on puisse imaginer » (le premier article occulte – soigneusement caché – de notre constitution). Enfin, tirant les leçons de la mécanisation, de l’automation, de la robotisation, et des progrès le d’intelligence artificielle, séparons une fois pour toutes l’obtention de revenus du travail effectué, le travail étant en voie de disparition – comme le labeur ininterrompu de notre espèce visait à le réaliser un jour : nous avons trop trimé au cours des siècles, le temps est venu de se reposer !
Le bonheur est à portée de la main. Il ne reste qu’une seule tâche à compléter : enfin le saisir !
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Pascalou Si y’avait pas eu sur la bande passante des « sachants parfaits » (ceux qu’on écrit la bible par exemple) y’aurait…