Affaires de famille
A paru dans Le Magazine Littéraire, 223, 1985 : 62
Il y a près de quarante ans [aujourd’hui : 75 ans] paraissait Les structures élémentaires de la parenté, de Claude Lévi-Strauss. C’était un monument. Et il tient toujours.
La plupart de ceux qui achètent le livre se contentent d’en lire les passages les plus littéraires, mais non les moins intéressants. On y trouve des notions qui apparaissent aujourd’hui banales parce qu’on a oublié qu’elles furent autrefois neuves : la prohibition de l’inceste comme interdiction à la fois conventionnelle puisqu’édictée par une loi, et naturelle puisque d’application universelle à l’espèce humaine ; ce que nous enseignent les « enfants sauvages » pour ce qui est de l’inné et de l’acquis. Et aussi la notion d’« illusion archaïque » qui répond à notre évolutionnisme spontané lorsque nous pensons aux Barbares et Sauvages.
Mais pour ce qui touche plus proprement aux études de parenté, que reste-t-il aujourd’hui des Structures élémentaires ? Le fondement de la classification qu’on y trouvait était l’opposition entre échange généralisé et échange restreint.
Soient des lignées de filiation (par les hommes ou par les femmes, peu importe) en relation d’alliance, deux cas de figure élémentaires sont possibles. Ou bien à chaque génération ces lignées renouvellent les mêmes alliances : les hommes de A épousent les femmes de B, tandis que les hommes de B épousent les femmes de C, etc. Le moyen le plus simple pour obtenir ce résultat est d’édicter une règle qui dise qu’un homme doit épouser une fille du frère de sa mère : A donne à B qui donne à C, de génération en génération. Dans l’autre cas, les mêmes alliances se renouvellent aussi, mais d’une façon très différente : les lignées de filiation vont se grouper deux par deux, et si A donne ses filles à B à la première génération, ce sera B qui en rendra à A à la génération suivante, et ainsi de suite. Le moyen le plus simple pour obtenir ce résultat est d’édicter une loi qui commande à chaque homme d’épouser une fille de la sœur de son père.
Dans le jargon des ethnologues on appelle la fille du frère de la mère : « cousine croisée matrilatérale » et la fille de la sœur du père : « cousine croisée patrilatérale ». Lévi-Strauss avait ainsi découvert un principe de structuration simple des généalogies humaines : échange généralisé (A→ B ; B → C …) ou échange restreint (A → B puis B → A) comme résultant du mariage d’un homme respectivement avec sa cousine croisée matrilatérale ou sa cousine croisée patrilatérale. C’est à partir de cette grille qu’il allait interpréter la quasi-totalité des systèmes matrimoniaux humains.
Comment cet édifice a-t-il tenu le choc des années ? Assez bien, comme je l’ai dit. Mais dès le départ, un ver était dans Ie fruit : les prémisses d’une authentique théorie formelle de la parenté dans un appendice mathématique d’André Weil, au cœur même des Structures élémentaires. Weil montrait que la théorie mathématique des groupes de permutation permettait de rendre compte des systèmes matrimoniaux préférentiels de manière à en constituer un catalogue raisonné et complet. Plus tard Guilbaud allait offrir d’autres illustrations dans un dialogue avec Lévi-Strauss sur le système de parenté d’Ambrym aux Nouvelles Hébrides.
Et c’est là que réside un mystère. Weil, Guilbaud, et bien d’autres ensuite allaient construire un édifice mathématique rigoureux qui rende compte complètement des structurations qu’opèrent sur la parenté les mariages préférentiels. Le programme de recherche ouvert par les Structures élémentaires était en voie d’achèvement. Mais Lévi-Strauss ne manifesta pour la réalisation de ce qui était initialement son programme qu’un intérêt distrait, et parfois même sceptique. Arguant généralement que les mathématiques le dépassent, et qu’il ne se considère dès lors pas à même de juger. L’argument est curieux si l’on pense aux prouesses formelles que recèlent les quatre volumes des Mythologiques : inversions symétriques de différents types, translations, rotations, que sais-je encore, dont certains mathématiciens firent l’inventaire, non sans difficulté.
On pourrait avancer une explication banale : que Lévi-Strauss n’aimerait pas que d’autres poursuivent son œuvre. Mais cette explication n’est pas plausible quand on sait son amour du savoir et son enthousiasme pour son progrès. L’explication doit être ailleurs. Et je crois qu’elle est la suivante. Bien des admirateurs de l’œuvre Lévi-Strauss ont été plus d’une fois intrigués par son insistance à affirmer qu’il ne faisait pas œuvre de sociologue, mais de psychologue. Les Anglo-Saxons s’en sont montrés particulièrement stupéfaits, eux qui s’évertuent à le situer dans la filiation intellectuelle de Durkheim. Mais Lévi-Strauss a raison : l’œuvre de Durkheim est une physique sociale, la sienne est une psychologie cognitive.
La perspective de Lévi-Strauss est, comme l’a déjà observé Ricœur, kantienne. Les institutions humaines ne reflètent pas, comme chez Durkheim, une authentique physique du social, mais la structure — dans ses contraintes — de l’esprit humain. Les Structures élémentaires résultent dans les faits de l’application de règles de mariage, et comme celles-ci sont bien une expression de l’esprit humain elles nous renseignent sur les contraintes qui s’exercent sur celui-ci. La parenté fournit donc des données qui serviront à une psychologie cognitive.
Or il se fait que les voies ouvertes par Weil et Guilbaud, d’un classement raisonné des systèmes de parenté, suggèrent des conclusions bien différentes. Si l’on engendre en effet les groupes de permutation à un ou deux générateurs (hommes et femmes) d’ordre 2 à 8, on s’aperçoit que l’on trouve — à une restriction près — des exemples de sociétés pour illustrer tous les modèles que l’on a pu produire. Autrement dit, tant que l’on reste dans l’ordre du raisonnable (on trouve aussi des cas d’ordre 12 et 16), les cultures humaines ont simplement couvert l’espace des solutions possibles — à partir de l’hypothèse incontournable qu’il n’y a que deux sexes dans l’espèce humaine. Comment cela est-il possible ? C’est Lévi-Strauss lui-même qui a proposé l’explication lorsqu’il a mis en évidence dans son étude des mythologies que la manière la plus économique de se différencier de ses voisins consiste à dire le contraire ou l’inverse de ce qu’eux disent ; on en vient ainsi de proche en proche à couvrir tout l’éventail du formellement possible. Il n’en va pas autrement pour la parenté.
À une restriction près, dirions-nous. Parmi les solutions possibles, on ne trouve pas de cas empiriques où existent des cycles de plus de quatre générations. Qu’est-ce que cela signifie dans la réalité ? Cela signifie que si l’on est prêt à considérer comme parents proches ses pères, ses grands-pères et ses arrière-grands-pères, toutes les sociétés humaines excluent de la parenté proche les générations antérieures à ces quatre-là. Elles les confondent généralement dans la catégorie unique des ancêtres et des aïeux. Le souvenir des disparus, ou plutôt leur importance pour les vivants, s’efface après quatre générations.
C’est là le seul enseignement que les structures de la parenté apportent à la psychologie cognitive. C’est un enseignement désespérément banal, mais pour le mettre en évidence il a fallu construire la Table de Mendéléev des systèmes de parenté humains. Une fois de plus dans les sciences, on n’a pas trouvé ce que l’on cherchait, on a trouvé bien mieux; et ce sont les Structures élémentaires de la parenté qui ont ouvert la marche.

Laisser un commentaire