« Dix-sept portraits de femmes » I. La femme qui a d’autres opinions politiques que les miennes

Le matin, je me lève vers six heures. Mon appartement est situé à Pacific Heights, le quartier qu’habitent à San Francisco les gens qui, comme moi, travaillent dans la finance. Il y a eu, il y a une dizaine d’années, un film qui portait ce nom : qui s’appelait « Pacific Heights ». Il avait été mis en scène par John Schlesinger à qui on doit quelques très beaux films, parmi lesquels « Midnight Cowboy », et aussi, « Sunday, Bloody Sunday », dont une des scènes mémorables était Peter Finch embrassant longuement Murray Head sur la bouche (je rappelle qu’on était en 1971), et une autre, ma préférée, celle où Glenda Jackson s’apprête à verser du lait dans son café, quand la petite fille de la maison le lui déconseille parce que « c’est le lait du bébé », et comme cette remarque ne semble pas pouvoir la dissuader, la gamine ajoute : « c’est le lait de Maman ! ». 

Dans « Pacific Heights », Michael Keaton, qui serait quelques années plus tard un Batman particulièrement cafardeux, face à Jack Nicholson dans le rôle du Joker, est le voisin satanique qui détruit par petites touches sadiques la vie d’un couple de jeunes gens BCBG, tout à leur bonheur de s’installer dans un voisinage aussi huppé. La demoiselle chic est jouée par Mélanie Griffith, qui avait été quelques années auparavant, une femme au travail battante (« Working Girl ») ne faisant qu’une bouchée des barrières sociales, et surtout, la créature sauvage, la séductrice sans états d’âme de « Wild Thing », qui lui avait permis de donner la pleine mesure du talent et de l’humour qui sont les siens. 

Comme la plupart des quartiers du centre de San Francisco, Pacific Heights est à flanc de coteau, accroché à une colline très escarpée qui descend droit vers la baie. Trois blocs plus haut, dans la montée, se situe une forteresse appartenant à Danielle Steel, une romancière à succès dont le nom est familier aux Américains et, qui sait, peut-être même aux Français. La maison où j’habite est au coin de Broadway et de Gough. Mon appartement, au premier étage, donne sur la partie pentue de Gough, et dispose d’une vue sur les deux quartiers constituant la partie basse de la colline : Cow Hollow et Marina. Du salon, à condition de bénéficier de mes explications, on aperçoit un coin de la baie de San Francisco : Fort Mason, un peu d’eau, et à l’arrière-plan, l’île d’Alcatraz, la prison aujourd’hui désaffectée. Du toit de l’immeuble, qui fait terrasse, on domine d’une cinquantaine de mètres toute la partie Nord de la baie et la vue est saisissante. À droite, barrant l’horizon, Russian Hill, avec, au-delà, les étages ultimes de quelques gratte-ciels du district financier, et en particulier, la tour en pyramide Trans-America. Au centre du panorama, Alcatraz, et à gauche plus au large, se profilant devant les collines de Marin County, une autre île, toute verte et beaucoup plus vaste, une montagne posée sur l’eau : Angel Island. À gauche, la Porte Dorée s’ouvrant sur l’Océan Pacifique : le pont du « Golden Gate » dans toute sa splendeur écarlate.

Lorsque la Marine est en ville, à la fin-septembre, la patrouille aérienne des Anges Bleus fait, l’après-midi d’un samedi, une démonstration de vol acrobatique au-dessus de la baie et de la ville. Les locataires de mon immeuble se réunissent alors sur le toit pour un petit raout improvisé avec boissons et amuse-gueules. La porte d’entrée de l’immeuble est laissée entr’ouverte pour permettre aux voisins disposant d’une moins belle vue de se joindre à la fête sans devoir grimper jusqu’au parc Lafayette qui couronne la colline. On reste de toute manière entre gens du même monde : les quartiers populaires sont à des kilomètres de là.

Vers sept heures trente, je descends Gough en direction d’Union Street pour prendre le trolleybus. L’arrêt se situe au coin des deux rues, à la frontière de Pacific Heights et de Cow Hollow. Une femme à la chevelure blond platiné prend le 41 à sept heures quarante tout comme moi. Le fait que nous nous retrouvions dans le même transport en commun pratiquement tous les jours suppose chez elle comme chez moi une concertation certaine. Nos yeux ne se rencontrent jamais. Elle ne m’a jamais souri et d’après ce que j’ai pu voir, elle n’a jamais souri à aucun des autres voyageurs. Nous ne nous sommes jamais assis l’un à côté de l’autre, ce qui défie les lois de la probabilité, et là encore exige un effort concerté. Nous ne nous sommes bien entendu jamais parlé. Elle est grande, plus d’un mètre soixante-dix, et porte ses cheveux oxygénés en chignon. Sa peau est perpétuellement bronzée, mais d’une nuance apparentée à la teinture d’iode qui évoque davantage l’artifice que les rayons du soleil. Elle rappelle Eva Peron qui, j’imagine, n’était pas elle non plus une blonde authentique. Et le blond platiné doit noyer par-ci par-là du blanc car elle a une quarantaine d’années. Si je disais qu’elle « s’efforce d’en paraître vingt » je lui attribuerais un motif qui n’est certainement pas le sien. C’est beaucoup plus simplement qu’elle a un jour constaté avoir vingt ans et a décidé péremptoirement que les choses en resteraient là. Ceci ne fait donc pas d’elle la victime d’une illusion mais l’incarnation de la femme déterminée.

Le fait est que je ne lui ai jamais souri non plus. Notre attitude l’un vis-à-vis de l’autre est, d’une certaine manière, une prise de position politique. Notre antagonisme exprime une désapprobation mutuelle de nature foncièrement éthique. Elle me soupçonne probablement de voter Démocrate, tout comme il est parfaitement clair à mes yeux qu’elle vote Républicain. À ce titre je lui en veux de ne pas accorder ses actes à ses convictions en allant habiter ailleurs en Amérique, à l’instar des gens qui votent comme elle, plutôt que sur la côte Ouest des États-Unis où le sentiment dominant « centre-gauche » devrait logiquement l’indisposer. J’ai dans la tête une représentation de la carte du pays qui comprend une ligne de démarcation nette, coïncidant en gros avec les Montagnes Rocheuses, à l’Ouest de laquelle (État de Washington, Oregon et Californie) résident les Démocrates et à l’Est de laquelle, les Républicains (il doit y avoir encore une poignée de Démocrates dans le reste du pays et, à lire le New York Times, je suppose, également à New York). Aussi cette femme, en habitant dans un endroit qui ne lui a pas été assigné par l’ordre naturel des choses, enfreint un pacte tacite, et mérite du coup mon regard réprobateur. 

Bien sûr j’ai cherché au fil des mois à dépasser le ressentiment qui résulte du simple fait que l’on ne vous consacre pas l’attention que vous estimez mériter et à découvrir à mon hostilité des raisons plus objectives. Ainsi, je lui en ai voulu pour le « goût de chiottes » avec lequel elle s’habille, comme si, une fois levée cette restriction mentale de ma part, tout deviendrait possible entre nous. Elle se vêt avec recherche et tout ce qu’elle porte doit coûter la peau des fesses. Sa tenue favorite est une veste en cuir rouge sang-de-boeuf qui jure avec le rose-bonbon qu’elle se colle sur les lèvres, une mini-jupe en daim beige et des bottes très montantes blanches, encombrées de lacets serrés, qui font venir à ma mémoire le nom de Sonja Henie, autrement dit, évoquent pour moi le milieu du spectacle des années trente, le patinage sur glace artistique dans ses deux phases successives : les jeux olympiques (de Saint-Moritz en 1928, Lake Placid en 1932 et Garmisch-Partenkirchen en 1936), puis Hollywood (la même année). À ses propres yeux, et avec ses bottes blanches, elle est sans aucun doute, la femme au monde la plus élégante. 

L’autre jour elle s’est présentée avec un nouveau manteau qu’elle portait pour me le faire voir. J’ai, par courtoisie, feint une certaine admiration. La feinte est bien entendu aisée mais l’admiration est difficile à communiquer quand, d’un commun accord, on ne peut pas échanger de regards. Ce manteau est composé de morceaux de peau de tailles diverses et de formes irrégulières et dans les teintes bleu pâle, cousus ensemble de manière intentionnellement maladroite, ce qui nous ramène tout droit aux années trente puisqu’on imagine volontiers un vêtement du même genre porté dans un film dont l’action se déroule dans la préhistoire et tourné à cette même époque. 

Le contraste qui existe entre les tenues ridicules que porte cette femme et le caractère exquis de ses traits, souligne de manière navrante l’ampleur du gâchis. Lire dans son goût une « erreur » ou une « absence » de goût, trahirait cependant, comme je vais l’expliquer, un malentendu de ma part. 

Quand j’étais à l’école primaire, j’avais un copain juif chez qui je me rendais souvent après l’école et dont le père était tailleur. Le style selon lequel l’appartement était décoré avait un nom que j’appris par la suite : le « kitsch ». Or un jour, j’apprends que le Louvre prépare une exposition sur l’art byzantin. Et je m’y rends, et je suis sidéré. Car tout ce que j’avais appris à reconnaître comme « kitsch », c’est-à-dire selon moi comme un manque, comme l’« absence » d’un style, je le retrouvais là, non pas comme un vide, mais comme un plein : comme l’expression positive d’une culture propre, avec sa tradition et ses mille ans au moins d’histoire. Ce souci de ne pas présenter une seule couleur choisie avec soin et distinguée ainsi des autres, mais toutes à la fois (le rouge ET le rose), cette intention d’ajouter à ce qui déjà déborde, du supplément, ce désir de surimposer de l’ivoire à de l’argent déjà en trop par rapport à de l’or lui-même en excès : voilà l’essence-même de l’art byzantin. C’est-à-dire, une définition du beau qui confond la séduction du regard avec sa saturation, où l’admiration est imposée par la force brute plutôt que confiée aux soins du charme : autrement dit, le mariage par rapt, de préférence au chant du troubadour.

Ce qui ne veut pas dire bien sûr que tout goût de chiottes soit byzantin mais qu’il partage avec cette culture ce souci de saturation de l’œil, censé symboliser, cela va de soi, la richesse. En l’occurrence, il ne s’agit pas de Byzance, mais de son successeur contemporain qui, du fait des hasards de mon histoire personnelle, ne m’est pas entièrement étranger. Et ceci signifie que le goût de cette femme est « bon » à sa manière, plutôt qu’absent, parce qu’il est reconnu tel dans un endroit particulier du monde qui n’est pas quelconque, et qui ne m’est lointain que d’intention délibérée : parce que, sachant très précisément de quoi il retourne, je l’évite en toute connaissance de cause. Je veux dire que si quelqu’un me disait : « Vous savez, c’est comme cela que s’habillent les femmes comme il faut à Dallas », je répondrais, « Vous avez certainement raison, j’ai vu ce style comme étant la marque du succès à l’époque où je travaillais à Houston ».

Et ce qui ne passe pas entre cette dame et moi, ce que j’appelle « républicain » et maintenant « texan » chez elle et qu’elle appelle « démocrate » ou « hippie » chez moi, c’est l’équation qu’elle pose entre succès et richesse, ce qui fait d’elle une représentante de la culture bourgeoise et moderne, et moi de mon côté, entre réussite et le trio plus classique de sagesse, héroïsme et sainteté, ce qui fait de moi le représentant de la tradition, et plus spécialement médiévale. 

À ses yeux sans nul doute, quelqu’un qui prend le bus à sept heures quarante du matin n’a pas véritablement réussi dans la vie : je combine, comme elle, une apparence imprécise de succès avec un échec réel ; je symbolise à ses yeux l’endroit où elle a elle-même échoué, je lui rappelle, tous les matins à sept heures quarante, la part d’elle-même qu’elle rejette et considère, secrètement, comme intolérable.

Bien sûr, il n’est pas impossible que cette dame et moi décidions un jour de nous épouser, je n’en serais pas surpris outre mesure : ce qui se passe entre les hommes et les femmes transcende (et de beaucoup) ce que les représentations rationnelles parviennent à capturer de l’essence-même des choses. Ainsi, la semaine dernière, nos regards se sont croisés pour la première fois. Voici ce qui s’est passé. Le trolleybus est arrivé à sept heures trente-cinq. J’étais déjà à l’arrêt parce qu’il s’agissait de l’un de ces matins où j’avais dû déplacer la voiture : chaque bout de trottoir dispose d’un panneau où est indiqué le créneau de deux heures chaque semaine (le plus souvent de huit à dix le matin) où ce bout de rue sera nettoyé. Je pars alors un peu plus tôt de chez moi, ignorant combien de temps cela me prendra de trouver un nouvel emplacement pour l’automobile. Donc ce jour-là le bus est arrivé un tout petit peu à l’avance. Je suis monté, je suis allé m’asseoir, et alors qu’il démarrait et s’engageait dans le carrefour en direction de Van Ness, mon regard s’est tourné vers Gough, du côté où la rue escarpée monte vers Pacific Heights et je l’ai vue là à dix mètres de moi, décélérant la course à pas trop étroits qu’elle avait entamée sans grande conviction. Elle m’a aperçu elle aussi et nos yeux qui se croisaient pour la première fois, ont échangé tout le désespoir du monde.

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9 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » I. La femme qui a d’autres opinions politiques que les miennes

  1. Avatar de Hervey

    Très beau patchwork pour lover cette nudité malgré les réticences.
    Je le formule très mal mais vous l’écrivez très bien.

  2. Avatar de arkao

    Noyer le premier épisode du feuilleton dans une avalanche de billets sur François Ruffin, c’est presque s’assurer qu’il ne sera pas lu avec l’attention qu’il mérite. Acte manqué ?

    1. Avatar de Paul Jorion

      Mérite-t-il de l’attention ?

      1. Avatar de arkao

        Comme pour l’album des Beatles « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band », chaque morceau est digne d’intérêt en soi, mais c’est leur agencement et leur progression jusqu’à l’apothéose finale de « A day in the life » qui fait œuvre 🙂

        1. Avatar de Paul Jorion

          Euh… des compliments comme celui-là, je suis preneur tous les jours ! Qu’ils s’avancent : je suis sur le perron prêt à les accueillir, avec une coupe de champagne 😀

          1. Avatar de arkao

            Euh… ne me remerciez pas. Je vous mets une grosse pression pour le dernier chapitre en mi majeur à plusieurs pianos de concert simultanés 🙂
            Et tout le monde n’a pas un George Martin sous la main.

  3. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    Attirance quantique avec effondrement des états superposés.

    1. Avatar de juannessy
      juannessy

      Au moins , vous , vous savez parler aux femmes !

      1. Avatar de un lecteur

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