« Dix-sept portraits de femmes » V. Les passantes

Ce cinquième chapitre a été publié ici l’été dernier. Je tâtais le terrain : je voulais voir ce que vous en pensiez. Vous ne m’avez pas découragé. Au contraire. Merci !

Quand on est assis dans un restaurant, à moins que l’on n’ait le regard fixé sur la porte, ce sont les gens qui entrent qui vous aperçoivent en premier : avant que vous ne les voyiez vous–même. Ce sont donc eux qui ont le loisir de poser le regard sur vous.

La scène se passe à l’heure du déjeuner à « House of Nanking » sur Kearny à San Francisco. Et cette femme entre donc, et en fait elles sont deux, mais c’est la première qui me regarde. Je commence du coup par la seconde : une Chinoise américaine, trente ans, très américanisée ; c’est au maquillage et aux cheveux bouclés qu’on peut mesurer l’américanisation des Chinoises. Et l’autre, à mon avis, c’est une Iranienne, pas une trace d’accent, donc probablement née ici, grande, la cinquantaine blue-jeans. Et là, paf ! Dieu sait, c’est peut-être moi qui l’ai regardée le premier ?

Toujours est-il qu’elle vient tout droit s’asseoir à côté de moi, et c’est elle qui engage la conversation, qui dit, en s’adressant à Raoul, et en montrant du doigt notre plat, « C’est quoi ça, ça a l’air très bon ! », et Raoul lui répond, il dit : « Oui. Ce sont des coquilles Saint-Jacques mais ça n’a pas du tout le goût de ce dont ça a l’air  », ce qui est tout à fait vrai d’ailleurs parce qu’elles sont panées, au même titre que les champignons de Paris qui composent également le plat.

Mais moi, j’évite soigneusement de me mêler de toute cette histoire. C’est seulement plus tard, au moment où elle essaie de retirer son blouson, très joli d’ailleurs en cuir marron, très fin, en le faisant tomber de ses épaules, et qu’elle s’empêtre parce que ça bloque : tout cela refuse de glisser dans le mélange de tissu et de cuir qui s’ensuit, qu’à ce moment-là, j’interviens pour participer à la manœuvre, en retenant sa manche. Et quand elle comprend qu’elle n’a pu se dégager que grâce à ma bienveillante intervention, elle se tourne vers moi et, sans rien dire, un mince sourire aux lèvres et me fixant droit dans les yeux, elle me tapote deux fois sur l’épaule, comme on dit « Brave garçon ! » ou plutôt « Brave toutou ! »

Ces moments de familiarité, entre gens qui ne se connaissent pas, comme cette fille dont j’ai parlé sur le bateau, qui me montre sa glotte, font émerger en surface la complicité possible, et qui n’aura jamais lieu, parce qu’il y a trop de circonstances qui se bousculent dans une vie, trop d’événements se déroulant en parallèle et qui réclament chacune de l’attention, trop de rouages tournant en sens inverse les uns des autres et chacun à sa propre vitesse, chacun concentré sur son histoire à lui.

Baudelaire a écrit « À une passante » et c’est effectivement « écrit », peut-être un peu trop écrit,

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais.

Mais sur ce sujet, je préfère de loin ce que Monsieur Antoine Pol, Capitaine d’artillerie, né à Douai le 23 août 1888 – mort à Seine-Port le 21 juin 1971, a écrit durant la Grande Guerre (je l’imagine notant ceci dans un petit calepin, les pieds dans la boue d’une tranchée, et des nuées de gaz jaune lui passant par-dessus la tête), avant que Monsieur Georges Brassens ne le chante, bien des années plus tard :

Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets,
À celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais.

À la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin.
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main.

À la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval.
Qui voulut rester inconnue
Et qui n’est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal.

Je suis d’accord que ce n’est pas très bien écrit : c’est un peu rocailleux et si les mots finissent par tomber au bon endroit, tout cela sent quand même le dictionnaire de synonymes, mais en même temps, c’est très très bien dit. Lui, Capitaine d’artillerie, et moi, tâtant les mots, essayant de faire comprendre ce qui se passe entre les hommes et les femmes, à la veille du printemps.

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9 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » V. Les passantes

  1. Avatar de naroic
    naroic

    Ce qui se passe entre les hommes et les femmes, les murmures du désir, qui disent oui, qui disent non, un commerce sans transaction, un échange sans abandon & les mots en éclaireurs de la bonne ou mauvaise couleur.

  2. Avatar de arkao

    Désolé de décevoir votre imagination mais la plupart des écrits de combattants de la Grande Guerre ont été rédigés à « l’arrière-front », à quelques kilomètres en retrait de la « zone du feu », pendant les quelques jours de repos consacrés aux soins du corps (douche, épouillage, lessive, coiffeur, barbier et quelques bonnes bitures) avant la remontée en première ligne.

    1. Avatar de Hervey

      Cendrars, l’antidote : « J’ai saigné ».
      C’est l’infirmière major de l’Hôpital de Chalon sur Marne à qui « je fis faire trois quatre tours de valse chaloupée, chantant : Je n’ai dansé qu’une fois avec elle et lui disant à l’oreille Adrienne, merci, merci pour nous tous. On vous aime … tous ! ».
      https://hervey-noel.com/blaise-cendrars-sans-frontiere/

  3. Avatar de arkao

    Ah et puis on n’a pas vu souvent un capitaine d’artillerie les pieds dans la boue des tranchées 😉
    Bien plus sûrement hébergé confortablement à l’arrière à envoyer des ordres par téléphone ou par cyclistes interposés.
    Par contre, poste idéal pour des rencontres féminines éphémères.

  4. Avatar de Hervey

    … et les poètes inventèrent l’amour …

  5. Avatar de PASQUET Régis
    PASQUET Régis

    Ne nous a-t-on pas laissé entendre à peine avions-nous compris que les femmes s’épousent et portent des enfants qu’il fallait prendre part à la course des épousailles et de l’accouplement. ( Formation d’un couple ) Alors que notre vie peut s’emplir merveilleusement, chaque jour de ces étincelles qui éclairent les yeux de femmes ; de ces sourires esquissés que nul ne verra et que l’on ne verra qu’une seule fois.

    On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
    – Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
    Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
    – On va sous les tilleuls verts de la promenade.
    Les tilleuls sentent bons dans les bons soirs de juin !
    L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
    Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, –
    A des parfums de vigne et des parfums de bière …

    – Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
    D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
    Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
    Avec de doux frissons, petite et toute blanche …

    Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
    La sève est du champagne et vous monte à la tête …
    On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
    Qui palpite là, comme une petite bête …

    Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
    – Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
    Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
    Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père …
    Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
    Tout en faisant trotter ses petites bottines,
    Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif …
    – Sur vos lèvres alors meurent les cavatines …

    Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
    Vous êtes amoureux. – Vos sonnets la font rire.
    Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
    – Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire … !

    – Ce soir-là, … – vous entrez aux cafés éclatants,
    Vous demandez des bocks ou de la limonade …
    – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
    Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade

    Arthur Rimbaud  » Roman  » 1870

    1. Avatar de juannessy
      juannessy

      Et même quand on est au soir de sa vie :

  6. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Alain Souchon fête ses 77 ans aujourd’hui, sa chanson « Le baiser » cadrerait parfaitement avec l’ambiance décrite par Paul 🙂

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  1. C’est pas moi, c’est l’autre ! « Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre…

  2. Ça va peut-être faire grimper la mémoire de stockage en flèche, non ?

  3. @Ruiz Répondre Oui à cette question, cela revient à enfoncer des portes ouvertes. Paul Jorion, mais quasiment tous les médias…

  4. Micro ou macro, qui regarde qui, au juste ?

  5. @ruiz. Pardonnez-moi mais est-ce de l’humour? Je ne comprends pas ce que vous écrivez. La science observe toujours des phénomènes…

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