Notice: Function _load_textdomain_just_in_time was called incorrectly. Translation loading for the complianz-gdpr domain was triggered too early. This is usually an indicator for some code in the plugin or theme running too early. Translations should be loaded at the init action or later. Please see Debugging in WordPress for more information. (This message was added in version 6.7.0.) in /var/www/pauljorion.com/blog/wp-includes/functions.php on line 6114
« Dix-sept portraits de femmes » IX. La femme dans l’ascenseur – Blog de Paul Jorion

« Dix-sept portraits de femmes » IX. La femme dans l’ascenseur

L’ascenseur s’arrête au huitième et deux inconnus montent, un homme et une femme. Tous les deux dans les vingt-cinq ans. Le type dit à la fille, « Ah ! Il est temps de rentrer à la maison ! Vous avez des projets pour ce soir ? » Elle l’ignore, et choisit de se tourner plutôt vers moi et me fait une grimace qui signifie : « Pour qui y s’prend çui-là ! »

Moi, je décide de les ignorer tous les deux. C’est vrai que le gars, s’il ne la connaît pas, est assez direct. Comme ils travaillent au même étage, ils appartiennent au même département et devraient se connaître, au moins de vue. En plus, on est en Amérique et son comportement à lui tombe, je dirais, sous la norme. J’aime bien d’ailleurs aux États-Unis cette manière d’aborder les gens sans ambages. Un des aspects mineurs de cette convivialité, c’est d’être spontanément à tu et à toi : le fait que si je rencontre le Président de la banque pour la première fois, il m’appellera « Paul » et moi je répondrai « Oscar ». C’est, d’après ce que j’ai pu voir, dans le Midi californien que cette familiarité se manifeste le plus systématiquement. Don, qui venait d’arriver de la côte Est, me disait « Quand je repasse par New York, mes amis me disent, « Ça ne te dérange pas cette superficialité des Californiens qui te donnent du ‘Cher Ami !’ alors qu’ils te rencontrent pour la première fois ? » Et je leur réponds, « Mais non pas du tout, j’adore que les gens me disent ‘Bonjour, comment ça va, Don ?’ et si ce sont des inconnus, c’est encore mieux, c’est encore plus sympathique, ça me fait encore plus plaisir ». La « superficialité » des Californiens, je trouve ça formidable : j’adore la superficialité californienne ! »

L’autre aspect : la dimension majeure de la convivialité, c’est une absence de précautions vis-à-vis de l’autre, un sentiment toujours partagé qu’on est tous à la même enseigne, tous embarqués dans la même aventure, sur le même bateau – qui prend l’eau. « Spaceship Earth », comme on disait dans les années soixante : « Vaisseau spatial Terre ».  Par rapport à cette confiance, accordée par défaut, je me révèle d’ailleurs souvent plus royaliste que le roi – même à San Francisco. L’autre soir, je me perds en voiture loin du centre. Comme le plan de la ville est en damier et que le nom de certaines rues m’est familier – bien que dans ces quartiers-ci elles me soient inconnues, je m’entête. Malheureusement, ici, ces rues aux noms connus s’interrompent en cul-de-sac au sommet de collines boisées et escarpées et la certitude logique qu’elle reprendront leur cours quelque part sur l’autre versant ne m’est d’aucun secours. Je me suis enferré pour avoir continué d’espérer bien au-delà du raisonnable : en d’autres termes, je suis désormais du bois dont on fait les Américains.

Il est minuit, ou pas loin. Il pleut et je vois un gars qui marche, j’arrête la voiture à sa hauteur et je lui demande s’il sait comment je peux rejoindre le centre. Il me dit que je suis en fait juste en surplomb de Haight-Ashbury. Il est allé à la plage par le parc du Golden Gate et retourne à pied au campus de l’Université de San Francisco ; il dit avec un peu d’hésitation : « Si vous voulez, je peux vous montrer… comme il pleut… ». Je dis « Oui, montez ! ». Au moment où on arrive au carrefour de Haight et de Masonic et qu’il s’apprête à descendre de la voiture, il se tourne vers moi, il a vingt ans et une grande mèche de cheveux bruns, et il me dit, « Vous m’avez épaté : il est minuit et vous me faites monter, comme ça, dans votre voiture, quelqu’un que vous n’avez jamais vu ! » Sa remarque m’interloque : il me semble qu’il a fait exactement pareil et c’est ce que je lui réponds : « Et vous, vous montez comme ça dans la voiture d’un étranger, à minuit ? » Il fait la moue pour me faire comprendre qu’à son avis la situation n’est pas symétrique : que les risques pour moi et pour lui ne sont pas équitablement répartis. Je dis « Vous savez, on meurt toujours de quelque chose… ».

Le paradoxe, c’est qu’en suggérant que ma confiance aurait pu être mal placée, je trouve que mon passager fait preuve d’une attitude « an-américaine », « Unamerican » comme on dit ici. Et il en va de même de la femme dans l’ascenseur : si le gars ne l’intéresse pas, elle peut toujours l’ignorer, mais en requérant ma complicité contre lui, elle dépasse les bornes de l’incivilité, puisqu’à moi il ne m’a rien fait et, elle, il ne l’a pas agressée au point qu’il serait justifié que je me porte à son secours. Rompant avec les canons classiques de la morale, je pourrais lui accorder des circonstances atténuantes du fait qu’elle est jolie, mais il y a quelque chose dans sa coupe de cheveux qui m’indispose, qui suggère qu’elle consacre à ce genre de soins, sinon des sommes indécentes – ce dont je me fiche –, du moins un temps excessif : on retombe dans le politique, comme avec Eva Peron.

Hier, je prends l’ascenseur pour aller du neuvième au huitième et, au moment où la porte coulisse et avant que je n’aie pu même faire mine de descendre, une femme se précipite en trombe à l’intérieur, et ne parvient à interrompre son élan que lorsque son visage est à un centimètre du mien. Tout va bien sûr très vite quand on se croise à un arrêt d’ascenseur, avec l’un qui y pénètre et l’autre qui en sort. Toujours en coup de vent, elle se confond en excuses abrégées. « Oh ! je suis désolée, etc. », et moi qui m’éloigne déjà sur le palier : « Ne vous inquiétez pas : notre rencontre me laissera un excellent souvenir ! ». Et on se trouve là comme dans « Indiana Jones », ou dans « L’Aventure du Poséidon », où il ne reste au héros que trois quarts de secondes pour passer par une ouverture de vingt-sept centimètres qui se referme lentement mais inexorablement. Par les cinq millimètres d’entrouverture qui demeurent entre la porte de l’ascenseur et la paroi, j’entends un petit rire chantant et coquet, « Hi ! Hi ! Hi ! »

Mais zut ! Tout me revient maintenant : la femme de l’ascenseur d’aujourd’hui n’est autre que la femme dans l’ascenseur de l’autre jour. Tout s’est passé trop vite pour que je puisse juger de ses convictions politiques et je me suis laissé avoir par la vision à peine entrevue de son joli visage – et quand je dis « je », je veux dire mon corps bien sûr : ma tête ayant des principes plus fermement établis. Bien entendu ces choses-là arrivent, je veux dire qu’on puisse être pris au dépourvu, autrement dit que des résolutions prises par le corps devancent celles fondées sur la raison. Le corps a honte quand l’âme le rattrape, comme le chien qui dit avec ses yeux, « Oui je sais, ce n’était pas une très bonne idée ». Et je reste sur l’impression d’avoir été berné, et pas tant la seconde fois que la première. Car, la coquine, ce qui l’intéressait vraiment, ce n’était donc pas tant de rembarrer l’autre gars, que d’obtenir ma complicité, le prétexte important finalement peu, et quel que soit le prix à payer.

Partager :

3 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » IX. La femme dans l’ascenseur

  1. Avatar de PHILGILL
    PHILGILL

    Je peux me tromper, mais je me demande quand même si ces quelques exemples de rencontres fortuites ne seraient pas énonciateurs, d’une certaine manière de l’ « homo reciprocus » ou humain réciproque ?
    Dans le sens où chaque acteur reste motivé par le désir de coopérer, même dans des situations sans bénéfice ‘apparent’ pour lui-même.

  2. Avatar de Hervey

    Prolégomènes au « Discours de la méthode » …
    Versus côte Ouest.
    (:-(

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Une voix dissonante dans le concert : https://x.com/SophiaAram/status/1914321448790872186?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1914321448790872186%7Ctwgr%5E3ab34d6908e0645a4a5a45112ae4644b27b7ffe4%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.lejdd.fr%2FSociete%2Fmort-du-pape-francois-sophia-aram-accuse-le-souverain-pontife-davoir-justifie-le-massacre-de-charlie-hebdo-157273

  2. Vont encore nous ressortir l’indien pour la fumée… Les isoloirs uniquement réservés aux hommes avec des robes. Le latin, l’encens,…

  3. @PJ (« mon maître Georges-Théodule Guilbaud ») L’élève a manifestement largement dépassé le maître. Toutes mes félicitations. https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Jorion

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx LLM pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés Singularité spéculation Thomas Piketty Ukraine Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta