« Dix-sept portraits de femmes » XVIII. La femme qui imagine à tort que je la trouve laide

Je suis du genre qu’on interpelle facilement sur le trottoir parce que, ouvert sur le monde – voire convaincu que « l’aventure est au coin de la rue » –, j’apparais disponible aux yeux de celui ou de celle qui cherche à retenir l’attention d’un informateur éventuel. Je me souviens d’une promenade en ville à Cambridge et Fiona, âgée alors de cinq ou six ans, disant « Papa, pourquoi c’est à toi que tout le monde demande comment il faut faire pour aller quelque part ? » Ne décourageant jamais qui que ce soit d’engager la conversation avec moi m’a permis d’avoir en quelques occasions un commencement de dialogue intéressant avec une prostituée. Malheureusement, les débuts prometteurs avortent très rapidement quand elle ramène la conversation au sujet qui l’obsède : qu’on baise et que je lui donne de l’argent pour le service qu’elle estimera m’avoir rendu.


C’est bien entendu moi qui constitue la source d’embarras, puisqu’à l’instar de mon père aux prises avec les infirmières, je fais intervenir mes propres considérations et je m’efforce en conséquence de déplacer le baratin de la jeune femme du générique au personnalisé. Je ne veux pas dire que je l’incite à raconter sa vie ou à parler des contraintes de son métier, j’essaie tout simplement de l’attirer sur mon terrain du regard et de la parole que l’on assume, des phrases auxquelles on adhère, où on « mouille » la personne que l’on est, en exprimant son désir et en affirmant être prêt à en garantir les termes. Autrement dit, je mets comme condition à ma participation, qu’il se passe quelque chose de la nature d’un désir réciproque, ce qui, avec ces demoiselles, n’a jamais débouché sur rien, et la raison en est finalement très simple : la manière dont nous éprouvons le temps qui passe est d’une autre nature puisque la conversation se déroule pour elle dans le cadre économique de sa journée de travail et, pour moi, de celui de mon temps de loisir. Dit autrement : « Pretty Woman », c’est effectivement Hollywood.

Un jour où j’étais de passage à Lomé, j’avais été obligé de faire réparer mon tout-terrain. J’avais déposé le véhicule dans un garage et je tuais le temps en buvant des grenadines au bord de la piscine d’un des grands hôtels en bordure d’océan. J’avais été repéré par une jeune femme, très mignonne au demeurant (la question n’est jamais là), avec de petits cheveux en brosse, qui m’avait d’abord gentiment demandé si elle pouvait s’asseoir, et je lui avais dit oui, étant fidèle à ma nature, c’est-à-dire toujours enclin à la causette. Sans illusions quant à ses intentions, je lui offre un verre, qu’elle accepte. Et aussitôt siroté son gin-fizz, elle me propose qu’on se prenne une chambre. Sur quoi je lui demande avec un sourire si elle s’attend à être rétribuée pour ce qui pourrait se passer là-haut et, très diplomatiquement, elle me dit qu’on pourra s’occuper de ça une fois dans les étages. 

Nous continuons néanmoins de bavarder, et elle épuise alors petit à petit ses menus sujets de conversation, son propos revenant de plus en plus fréquemment sur sa suggestion initiale qu’on monte dans l’une des chambres et qu’on se donne du bon temps – contre compensation en numéraire en temps utile. Et vient le moment où elle atteint la limite de son mouvement concentrique toujours plus rapproché du centre et il ne lui reste d’autre alternative que de répéter, une fois encore, son offre, qui reste une fois de plus sans écho de ma part. Et a lieu alors cet événement pathétique, dont les aînés parmi nous conservent sans doute le souvenir, quand l’aiguille du phonographe, en bout de course, finit par s’échouer immobile à deux doigts de l’étiquette du disque : elle me fixe, et je vois son visage se décomposer peu à peu, ses lèvres qu’elle tient serrées se mettent à trembler, et elle s’écrie soudain avec désespoir : « Tu ne me trouves pas belle ! », avant d’éclater en sanglots et de se cacher le visage dans le creux des mains.

Je l’avais désarçonnée avec mon exigence incompréhensible à ses yeux, parce que les hommes disent ou bien « oui », ou bien « non », mais ils ne tentent pas comme moi, avec un zèle missionnaire, de convertir une prostituée à la dialectique de la séduction, comme on ramène un hérétique sur le chemin de la vraie foi. En même temps que je lui avais fait comprendre qu’il n’était pas exclu, en principe, qu’il se passe quelque chose entre nous, je lui avais imposé ma définition de sa dignité et de la mienne l’accompagnant, et elle l’avait acceptée. Le seul ennui, c’était que celle-ci supposait une clause selon laquelle l’opération financière n’était pas garantie d’avance : il aurait peut-être suffi qu’elle remplace son « On règlera ça une fois arrivé dans la chambre » par « On verra bien ! » pour que je me rende à son insistance (j’ai déjà dit qu’elle était jeune et jolie) ; alors que pour elle au contraire la somme à gagner jouait un rôle essentiel, constituant un donné de la situation entre nous : elle était au cœur de l’image qu’elle avait d’elle-même dans sa relation avec un homme comme moi, un Blanc buvant un verre au bord de la piscine d’un quelconque Sheraton africain.

Peu de temps après que je m’installe au Bénin, j’avais dû me rendre en déplacement au Sénégal, et j’avais dit à l’une des secrétaires de la délégation : « Mademoiselle Pascaline, est-ce que je peux vous ramener quelque chose de Dakar ? », sur quoi elle m’avait répondu : « Oui, vous pouvez me rapporter un bracelet en or ». Je signale alors ce bout de conversation, consternant à mes oreilles, à un collègue qui m’explique : « Non, c’est gentil de sa part : elle veut simplement te faire comprendre qu’elle est prête à devenir ta maîtresse, mais il faut que tu lui fasses un cadeau qui montre que tu prends son acquiescement véritablement au sérieux ». 

Junon aveugla Tyrésias parce que, ayant été successivement homme, femme, et puis homme à nouveau, il avait vendu la mèche que dans l’amour, de dix parts, la femme en a obtenu neuf et l’homme, une seule. 

Une interprétation circule du rapport entre les hommes et les femmes selon laquelle le secret de Tyrésias n’a jamais été éventé depuis, et où la version officielle est que, du plaisir dans l’amour, la femme n’en a pas bézef. Si bien que pour l’amener sur ce terrain où son inclination naturelle ne saurait en aucune façon la conduire, et où l’homme assouvit ses besoins animaux tandis que la femme se sacrifie, il faut la compenser. Et plus elle est belle, plus l’homme aura de plaisir, et plus cher il faudra qu’il la paie. 

Et ce qui se passa là un jour, au bord d’une piscine au Togo, c’est qu’il y avait en présence, face à face, deux systèmes d’interprétation du rapport entre les hommes et les femmes ayant si peu d’éléments en commun que tout dialogue était condamné à dégénérer en un malentendu. Il y avait le mien, où je m’efforçais d’imposer la dignité, telle que je la conçois, à quelqu’un qui ne pouvait pas l’envisager sous cette forme étant donnée la nature du sien, où sa jouissance à elle était par définition jugée quantité négligeable. En l’absence de la garantie d’une rétribution de ma part, ce qu’elle m’entendait dire, c’était qu’à mes yeux, l’amour avec elle ne valait rien. Je l’insultais en lui laissant entendre que sa beauté était inexistante et je niais ce qui faisait sa valeur à ses propres yeux, à savoir qu’elle était une belle femme et que lui faire l’amour, cela équivalait à une certaine somme, de préférence, bien entendu, non négligeable. 

Une condisciple en faculté, à qui je faisais du gringue en ce temps-là, me dit ainsi un jour : « Mon pauvre Paul, je vaux chez moi deux cents chamelles blanches ! ». Elle ne mentait pas, et son père devint d’ailleurs peu de temps après chef de l’État.

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6 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » XVIII. La femme qui imagine à tort que je la trouve laide

  1. Avatar de Hervey

    Quand Paul Jorion condamne l’usage de la monnaie et fait l’apologie du troc !
    (;-))

  2. Avatar de Maddalena Gilles
    Maddalena Gilles

    « Papa, pourquoi c’est à toi que…? Ne décourageant jamais qui que ce soit d’engager la conversation… » et cætera…

    J’ai un peu le même problème —le même plaisir en réalité !

    Et quand se pointent les « Témoins de Jéhovah », ça se passe comment chez Paul Jorion ?
    (une remarque de ma femme ce matin au petit déjeuner…)

    1. Avatar de Paul Jorion

      Les « Témoins de Jéhovah » ? J’accepte la conversation bien entendu. Je ne me ferme pas, ce sont eux qui très rapidement se ferment devant ma … trop grande ouverture !

  3. Avatar de Maddalena Gilles
    Maddalena Gilles

    Pareil !
    S’il y a du café prêt par exemple (ou un verre d’eau), je propose, et puis…

    Ils sont généralement par paires : un ancien, qui surveille, et un plus jeune (ou plus récemment arrivé) qui expose son affaire… Comme on lui a appris !

    Et là j’essaye d’élargir le débat, notre vision du monde, et…
    Au bout d’un moment « l’ancien » prétexte d’autres visites à faire pour tirer son jeune de là avant qu’il n’accepte que… tous les hommes soient humains, en quelque sorte !

    > Chaque fois que j’ai emménagé quelque part j’ai eu le même scénario : UNE FOIS ! mais pas deux… 😉

    Pour le reste, les femmes, les gens au coin de la rue (j’ai une affection particulière pour les caissières, vendeuses, balayeuses et balayeurs des supermarchés), les pompistes, etc. : j’adore !
    Seul problème : je suis un peu trop bavard et finit vite par lasser tout le monde…
    => Avant de m’en apercevoir moi-même (ce qui est le vrai problème !)

      1. Avatar de Maddalena Gilles
        Maddalena Gilles

        Maïeutique / versus / Empathie ?
        Écouter mieux son voisin ! Sans à-priori !
        Mais, c’est de psychanalyse que vous voulez parler ici ?
        Bonne soirée !
        G.M.

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