« Dix-sept portraits de femmes » XXVIII. La femme qui me veut

Je suis, et je le regrette amèrement, l’un de ces malheureux qui m’intéresse davantage aux femmes qui me fixent avec des yeux ronds quand je leur manifeste mon intérêt qu’à celles qui me font sentir sans ambages que je ne leur suis pas indifférent. Je rattache cela à une addiction à l’adrénaline car les yeux de merlan frit promettent une mobilisation nécessaire de toute la rouerie et l’énergie dont on dispose, alors qu’être un objet manifeste de désir ne requiert rien de plus que l’effort d’opiner du bonnet ou d’ouvrir la bouche pour dire « Oui », ou le laisser simplement entendre.

Conséquence peut-être de l’interminable flirt avec Lucie, admirable sans doute par les ressources de l’esprit qu’il exige mais au rendement pratique indigent, me vient ce matin l’idée suivante : et si, pour changer, je prêtais attention aux femmes qui s’intéressent à moi ? Et si je m’offrais à la première femme qui me voudrait vraiment ? 

Mais aussitôt ce « vraiment » couché sur le papier, son caractère faux-jeton me saute aux yeux puisque je m’arroge avec lui un droit de veto subjectif en réalité quasi arbitraire. Un usage immodéré de ce droit de veto me permettrait en effet de ne rien changer à ma stratégie actuelle. À quoi bon d’ailleurs prendre une fois de plus de bonnes résolutions puisqu’à mesure que le temps passe mon corps abaissera spontanément la barre de ses ambitions ? Ou plutôt, le rapport de force entre ma tête et mon corps va naturellement se modifier en faveur du second.

J’en étais là de cette réflexion hautement théorique quand mon corps fut secoué par la première salve, en provenance d’un lieu tout à fait inattendu. 

Cet après-midi se tenait une assemblé générale du Département du Crédit à la Consommation. Nous étions là, plusieurs centaines d’employés dans une grande salle à l’étage supérieur d’un gratte-ciel. Je m’étais assis au dernier rang, pratiquement invisible des orateurs qui se relayaient sur le podium. On s’ennuyait ferme. Jenny, cheffe du Marketing, dirigeait les débats, et elle venait de clôturer un panel sur le thème édifiant « Qui sont mes clients ? Comment répondre à leurs attentes ? ». Elle s’adressa alors à la salle en ces termes : « Avons-nous d’autres clients … que les orateurs qui viennent de s’exprimer auraient omis de mentionner ? ». 

Greenberg prit la parole : « D’une certaine manière, nos organismes de tutelle sont des clients auxquels nous ne pensons que rarement. Pourtant chaque année ils exigent de nous des centaines de rapports – quand ils ne viennent pas carrément enquêter dans nos bureaux où ils s’installent parfois plusieurs semaines d’affilée ». Hochements de tête approbateurs dans l’assistance. 

« Robert ? », dit Jenny, s’adressant à quelqu’un assis assis dans les premiers rangs. « Je me demande, Jenny, si mon client le plus exigeant, n’est pas en réalité… moi-même ? ». Un grondement s’élève alors de la masse : « Quel fayot ce Robert ! ».

Je regarde la maîtresse de cérémonies et je me dis : « Jenny est encore très belle pour une femme de soixante ans. Quand elle avait vingt ans, elle devait être canon [d’où probablement la salve qui sera ressentie par moi quelques instants plus tard] ! ». 

J’ai déjà eu affaire à Jenny en deux circonstances. La première, lors d’une réunion où je lui avais dit : « Est-ce qu’on n’aurait pas pu envisager de… », elle ne m’avait pas permis d’aller plus loin : « Non, Paul, on n’aurait pas pu envisager de, parce que primo (…), secundo (…) et tertio (…) ! » J’avais dit : « Bon, bon… ». En une autre occasion, lors d’une autre réunion, le sens d’une remarque qu’elle avait faite m’avait échappé et, butant sur elle plus tard dans un corridor, je lui avais demandé de m’expliquer, ce dont elle s’était acquittée longuement et avec une exquise amabilité. 

Et, au moment où cette pensée me traverse l’esprit, Nicky, à ma droite, une Sino-américaine impertinente à l’improbable permanente auburn, me glisse à l’oreille : « Est-ce qu’elle n’est pas vraiment très belle ? » Et je lui réponds, en mettant moi aussi ma main en cornet, « Nicky, je me faisais exactement la même réflexion ! » Et à ce moment-là, venant du podium – pourtant à peine visible de mon siège –, amplifiée par un excellent équipement acoustique, et jetant la stupéfaction parmi les centaines de personnes qui composent l’auditoire, la voix tonitruante de Jenny : « Paul, tu as apparemment des choses très intéressantes à raconter à ce sujet à ta voisine. Aurais-tu la bonté de partager tes réflexions avec nous ? ». Comme au CP ! 

« Ouh ! là là ! », murmure la foule. Si on était en Espagne et non en Californie, on aurait entendu quelques « Olé ! » enthousiastes. « En fait, oui ! », dis-je. Sur quoi Nanette, responsable du micro portable, traverse la salle en trombe, s’empressant de me le passer. « Personne ne songerait à son patron immédiat comme un client. Mais qu’en est-il du patron de ma patronne, ou de la patronne du patron de ma patronne ? ». L’assemblée rit de bon cœur. « En réalité, ce sont eux mes clients les plus durs en affaires. Et à la différence des autres, non seulement ils se sentent autorisés à exiger du concret avant la fin de la journée, mais ils l’obtiennent dans la totalité des cas ! » La foule rit de plus belle.

Plus tard au cocktail, Jim (le patron de ma patronne évoqué il y a un instant) s’approche de Raoul et de moi, et entame avec nous une très longue conversation centrée sur ses aventures autrefois dans une banque italienne. Il reparle aussi d’une discussion que nous avons eue le matin-même lui et moi et me réaffirme l’estime dans laquelle il me tient. Il est clair que Jenny marquant son territoire a donné un coup de fouet à ma trajectoire de carrière. Ce qui n’a pas échappé non plus à une autre personne : Dominique, qui se tient à quelques mètres de moi et dont le regard et le mien ne peuvent s’empêcher de s’enrouler l’un dans l’autre toutes les sept secondes environ : le désir de Jenny, augmenté de l’estime de Jim qui – on s’en souvient – avait invité Dominique, l’autre jour, à l’accompagner au game, au base-ball, a manifestement aiguisé le sien encore davantage.

Je me dis « Bon ! », tu as dit : « Je serai à la première qui me voudra vraiment… C’est au pied du mur qu’on voit le maçon ! », et je termine la journée par un petit courriel à la dame qui me veut : 

« Jenny, 

Merci : vous avez compris que je suis le gars timide qui a besoin d’un petit encouragement pour parvenir à s’exprimer ! 

Paul. »

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  2. Bonjour Voilà où j’en suis avec le développement du concept GENESIS avec Mistral, il y a encore du travail !…

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