« Dix-sept portraits de femmes » XXIX. La femme pratique

Aïcha faisait partie de mon équipe d’une douzaine d’auxiliaires sur le terrain au Bénin : les « animatrices », assistantes sociales dans les villages ou campements saisonniers, elle servaient de contact pour notre projet des pêcheries des Nations-Unies et pouvaient, en direction inverse, faire connaître nos désidératas et autres informations pertinentes, aux populations locales. 

Aïcha s’était résolument engouffrée dans la brèche lorsque Geneviève était retournée en France pour plusieurs mois, confiant les enfants : Armel 7 ans et Fiona 5 ans, aux seuls soins de Brigitte, leur nounou officielle et appointée, et à moi-même, le père, trop souvent distrait par son occupation de socio-économiste des pêches.

« M’enfin, Jorion ! », me dit Aïcha qui s’était péremptoirement invitée en fin de journée sur ma véranda, s’étant contentée de se présenter à ma grille sans avoir été annoncée. 

Comme révélé par son prénom, Aïcha était musulmane et sirotait dans la quiétude du soir un sirop d’orgeat pendant que je descendais moi un Americano. 

« C’est pas une femme ça, qui laisse ses enfants et qui s’en va ! ». Aïcha n’ignorait pas qu’elle pouvait au moins retenir ainsi mon attention, aucun père digne de ce nom ne pouvant être insensible à la part de vérité présente dans ses propos.

« Tu dois avoir une autre femme, Jorion ! Une femme qui s’occupe VRAIMENT de tes enfants [suivez mon regard !] ».

Aïcha était très belle. À la peau très claire, ce qui m’était à moi absolument indifférent, à cela près que je n’ignorais pas que selon le mode d’évaluation local de la beauté d’une femme, cette dimension de la pâleur était essentielle. 

Aïcha était Africaine, autrement dit, les pieds sur terre, pratique dans l’âme. Je résume : le monde est tel qu’il est, foin de toutes les mièvreries, l’Afrique n’est pas la nation des précieuses ridicules, la nature n’est pas assez bienveillante ici pour les attendrissements : avec toutes les saloperies qui rôdent (malaria, fièvre jaune, méningite, vers de cayor, serpents, scolopendres venimeux, etc.), les enfants ont besoin d’une mère sur le qui-vive 24 heures sur 24, pas simplement d’une nounou qui se pointe à 8h le matin et repart à 19h le soir (les syndicats brillent ici par leur absence parmi la main d’œuvre où s’alimente la domesticité des familles d’expatriés). Et la nuit ? Des enfants qui seraient abandonnés à l’initiative du papa et du gardien de nuit : deux hommes ? Vous plaisantez je suppose ?

Aïcha me rappelle au sérieux : « Jorion, je serai une très bonne femme pour toi ! », sous-entendu : mère de tes enfants et, en bonus, complice bien disposée envers les envies diverses que t’inspireront les fluctuations de ton niveau de testostérone.

« Aïcha, je n’ai aucun doute quant à vos talents, mais ce n’est pas comme cela que cela fonctionne chez moi : nous n’avons qu’une seule épouse. Vous connaissez Geneviève : c’est ma femme. C’est tout ! ».

Haussement d’épaules de la part d’Aïcha et moue dédaigneuse sur un visage dissimulant mal le degré de son indignation : « Une femme comme ça ! ».

Ce n’était donc pas de cette manière là que je parviendrais à me débarrasser d’elle et de ses prétentions – pour autant qu’un homme ait jamais véritablement envie de se débarrasser d’une femme resplendissante déclarant vouloir s’offrir à lui, même si c’était sur le mode quelque peu martial coutumier d’Aïcha et de ses sœurs africaines.

Un peu à court d’arguments, je lui dis : « Aïcha, admettons-même, mais vu la loi dans mon pays, vous ne seriez jamais qu’au deuxième rang ! ».

J’avais jugé ma réplique assez convaincante et susceptible d’en décourager plus d’une, c’était compter sans elle : « Jorion ! Je suis en ce moment la sixième épouse (la dernière) d’un Africain [donc préposée d’office à toutes les tâches ménagères – en échange d’être la partenaire préférentielle des ébats amoureux, et la récipiendaire du coup de multiples petits cadeaux dits « d’appréciation »], et tu me dis que je ferais une mauvaise affaire en devenant la seconde épouse d’un Blanc ! ».

Ma stupidité était en effet confondante. Que pouvais-je répondre ? J’en demeurai coi.  

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  1. @Ruiz Je vais compléter ma réponse à votre question quant à savoir si l’IA révolutionnera l’humanité de manière plus importante…

  2. Joli jeu de mot, cher timiota.

  3. c’est une toile bien à rosée

  4. C’est pas moi, c’est l’autre ! « Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre…

  5. Ça va peut-être faire grimper la mémoire de stockage en flèche, non ?

  6. @Ruiz Répondre Oui à cette question, cela revient à enfoncer des portes ouvertes. Paul Jorion, mais quasiment tous les médias…

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