« Dix-sept portraits de femmes » XXXIV. Première tentative de pénétrer les motivations du narrateur

À mon sens, il y a plusieurs explications possibles au comportement du narrateur. Et aucune n’est nécessairement « la meilleure » : elles valent peut-être toutes à la fois sans s’exclure ni les unes ni les autres. 

Il y a tout d’abord, que parvenu à son troisième divorce, il est obligé de se poser la question du rapport tumultueux qui existe entre l’institution du mariage et lui-même. En particulier du fait que, s’il ne se surveille pas un peu, un quatrième lui pendra rapidement au nez. Il sort de chacun passablement éclopé et le jour arrivera où il se dira que les forces commencent à lui manquer. Cela dit, s’il a pu le faire trois fois – les doigts dans le nez (et on ne l’entend pas se plaindre ou alors apparemment, juste pour le principe) -, on voit mal pourquoi une quatrième constituerait pour lui un obstacle insurmontable.

Une autre possibilité, c’est qu’il se refait simplement une santé : en passant ses soirées et ses fins de semaine à écrire, il diminue d’autant les occasions qui lui seraient offertes sinon, de rencontrer la prochaine femme de sa vie.

Il écrit ses chapitres puis les relit et tente de se convaincre les jours pairs qu’il y a là une voie toute tracée le conduisant vers Lucie et le happy ending de leurs épousailles. Et cette éventualité constituerait en effet pour lui une toute nouvelle aventure : « Tadâ ! Lucie, Commissaire aux Comptes » ! Mais les jours impairs, l’objet de sa passion, c’est bien plutôt Dominique. 

Une autre explication, plus probable selon moi, c’est qu’il se soupçonne maintenant de récidive pathologique. C’est ce dont Schultz le prévient gentiment quand il le met en garde à propos de Dominique : « Attention : une femme « orange » de plus ! ». Il épouse peut-être systématiquement le genre de femmes qui ne conviennent pas à son tempérament, et ce qu’il est en train de faire en racontant ses aventures (sous prétexte de recherche pseudo-scientifique !), c’est se parler à lui-même pour entendre sa propre voix lui dire : « Casse-cou ! ». Car nul n’ignore qu’on comprend vingt fois mieux ce que l’on cherche à se dire quand on l’énonce à voix haute plutôt qu’en faisant confiance au dialogue intérieur, lequel peut se révéler passablement brouillon : confus et inaudible, ou auquel l’attention qu’il lui faudrait n’a pas toujours été consacrée. 

Alors son écriture, c’est une manière de dire : « Écris un chapitre sur Dominique, et observe-toi en train de l’appeler « La femme qui me fait peur » et, la prochaine fois que tu la vois, prends les jambes à ton cou ! ». Si c’est là qu’il veut en venir, je ne me sentirais personnellement pas très rassuré, parce qu’il semble fasciné par elle tout autant qu’elle semble fascinée par lui (quand il l’appelle « Esmeralda », il ne fait aucun doute qu’il pense à Gina Lollobrigida dans le film de Jean Delannoy en 1956, avec Anthony Quinn dans le rôle du bossu et Boris Vian dans celui du cardinal de Paris). 

Ils tournent l’un autour de l’autre comme la phalène autour de l’ampoule qui finira par lui être fatale. Et bien qu’ils maintiennent encore une zone-tampon, ils parviennent déjà à se faire mal à distance. Est-ce qu’ils aiment ça ? Espérons-le pour eux !

En tout cas, ne comptez pas sur moi pour m’apitoyer sur son sort : il se pointe dans un endroit qui lui est inconnu où sont rassemblées cinq cents personnes et il dit : « Conduisez-moi à la femme la plus belle et la plus intelligente qui habite ici : il se fait que je la veux pour moi ! ». Et quelques temps plus tard il se tourne vers nous d’un air godiche pour dire : « Ben, les amis ! c’était pas la plus commode ! » Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Son arrogance est confondante ! Arrogance ou naïveté, car avec lui les deux sont toujours inextricablement mêlés ! 

Cela en supposant bien entendu que les hommes participent à la prise de décision dans ce genre d’affaires, ce qui reste à prouver. Si ce n’est pas le cas, amenez-nous la coupable ! Apparemment il lui plaît. C’est en tout cas ce que lui prétend. Si ça se trouve, il n’y a là que pures élucubrations de sa part. Qu’offre-t-il comme preuves ? Comme il le dit lui-même : des silences prolongés et des regards évités ! Tout cela manque singulièrement de substance si vous voulez mon humble avis. Admettons même que ce soit réciproque : il ne nous dit strictement rien de Dominique : nous sommes dans l’incapacité absolue de sonder ses motifs à elle : elle cherche peut-être un homme qui soit le contraire exact de celui qu’elle avait avant, ou son portrait craché avec quelques améliorations par-ci par-là. Allez savoir !

Ou alors, c’est lui qui est arrivé à l’embobiner, ce qui n’est pas entièrement exclu. Imaginons qu’il ait fait savoir qu’il cherche la femme la plus belle et la plus intelligente, ou tout simplement qu’à voir celle qu’il avait avant, ça se devine facilement chez lui. Dès qu’il se met à la fixer avec des yeux ronds, ce simple comportement est alors interprétable comme une sorte de compliment. Les jolies femmes sont souvent assez vaines, s’étant mises en tête que leur beauté résulte d’une décision judicieuse prise par elles un jour. Il n’est pas impossible qu’elle se soit dite « Il écrit des livres, il en écrira donc un sur moi ! » ; si, si, je vous assure, la vanité peut atteindre de tels sommets ! En voyant son regard posé sur elle, elle se dit : « Pas si con, ce gars-là ! ». Petite touche par petite touche, œillade par œillade, ils arrivent à se persuader l’un l’autre qu’ils ont chacun le rare talent de prêter attention à une personne ayant le bon goût de s’intéresser à eux. Et c’est ainsi que monte la sauce ! Avec les risques prévisibles à la clé : éclats de voix, séparations aussi spectaculaires qu’éphémères, intervention de la police pour séparer les pugilistes, divorce et tutti quant ! Bien sûr, je ne vous apprends rien.

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2 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » XXXIV. Première tentative de pénétrer les motivations du narrateur

  1. Avatar de Hervey

    Les malentendus font l’Histoire. Aveuglant.

  2. Avatar de Maddalena Gilles
    Maddalena Gilles

    Se re-raconter les choses, mais à haute voix, pour tenter d´y voir un peu plus clair ?
    Une sorte de psychanalyse, mais en face d’un miroir !
    Drôle de pratique… 🙂

    Ça n’empêche pas forcément la sincérité.
    En tous cas, moi, je les ai toutes bien aimées…
    …mais il y a quand même la possibilité de changer un mot, une tournure de phrase pour que ça soit plus joli à entendre, pas vrai ?
    C’est votre droit… et mon plaisir !
    Alors ça roule !!!

    D’ailleurs je les ai tous (les « portraits ») collectionnés.
    Otez-moi d’un doute : le portrait que vous aviez nommé « Silver Girl » n’a pas de « numéro-de-série » : vous le mettriez où ?
    Bonne soirée !
    G.M.

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