Le sujet dans la parenté africaine, a paru sous une forme quelque peu abrégée dans Aspects du malaise dans la civilisation, Paris : Navarin 1987, pp. 174-181
Réflexions prématurées car elles anticipent sur une recherche en cours [P.S. interrompue par mon renvoi – suivi d’un bref rappel – de la FAO], recherche entreprise parmi les populations Fon de l’actuelle République Populaire du Bénin. Ces populations, comme on le sait, connurent une organisation étatique et bureaucratique puissante au cours des XVIIIe et XIXe siècles, quand le royaume du Dahomey fut au centre de la traite esclavagiste. Une langue complexe, le fongbé, et une religion inventive, le vaudou, sous-tendent une cosmologie encore vivace.
Structure et sentiment
En 1955, l’anthropologue britannique Rodney Needham résumait assez bien l’état présent des études de parenté en intitulant un ouvrage consacré à ce sujet Structure and Sentiment. La structure et le sentiment étaient alors considérés comme deux principes explicatifs irréductibles, pratiqués par les représentants de deux écoles anthropologiques antagonistes. Une familiarité minimale avec la psychanalyse leur aurait permis d’apercevoir que la notion de « complexe d’Œdipe » résolvait l’aporie en révélant le sentiment comme l’émergence à la conscience du sujet des effets de structure qui le constituent. La structure et le sentiment ne sont rien d’autre que les deux modes d’une même substance sous leurs rapports respectivement objectiviste et subjectiviste. Il n’y avait donc aucun choix à faire entre la physique sociale et la psychologie. De même que les travaux de Gregory (1982) révèlent aujourd’hui que la combinaison de Marx et de Lévi-Strauss fait apparaître l’économie et la parenté comme une structure unique dans les sociétés fondées sur le don, la combinaison de Lévi-Strauss et de Lacan permet d’appréhender la parenté structure et la parenté vécu comme une entité unique (on peut voir dans La transmission des savoirs (1984) au chapitre 2, « Famille, travail : le cycle évolutif de l’unité de production », comment dans la parenté européenne, l’économie et la démographie constituent également les deux éclairages d’une réalité unique).
Œdipe africain marquait en 1966 une étape décisive dans la compréhension de la parenté africaine dans ses manifestations subjectives. Le ressort paranoïde de cette psychologie était exploré et son fondement dans la structure parentale lignagière mentionné pour la première fois. Cette découverte était assez mal reçue. Comme le rappelle Zempléni, qui collabore aux recherches de M-C et E. Ortigues, « Ces travaux qui ont fait apparaître le passage de la conscience persécutive à la conscience de la culpabilité comme un corrélat constant de l’individualisation de l’homme africain ont parfois déplu aux ethnologues en raison de leurs accents évolutionnistes » (1977 : 213). Une hypothèse parmi les moins recevables de Totem et Tabou (1912) se trouvait ainsi confortée. Hypothèse que l’on aurait pu avec profit rapprocher des hypothèses kleiniennes relatives à la phase paranoïde ; le sevrage comme première expérience conceptualisable de séparation d’objet, ne pouvant être compris que dans une logique persécutoire : la rebellion d’une partie de soi-même dans son autonomie réelle constitue un élément déterminant dans la constitution paranoïaque du Moi. Le sein maternel comme cathéter consubstantiel devient dans son autonomie révélée objet persécuteur et, par conséquent, nécessairement distinct. Ce sont les effets subjectifs persécutoires de la séparation inhérente à la scissiparité lignagière que nous voudrions explorer davantage.
Parenté et identité
La parenté africaine dans sa logique lignagière – que celle-ci soit matrilinéaire ou patrilinéaire – est, comme nous l’avons montré (1984), isomorphe à un groupe cyclique infini à un générateur (nous ne sous-entendons aucunement que la parenté matrilinéaire et la parenté patrilinéaire soient symétriques, les ancrages de l’homme et de la femme dans le réel sont en effet antinomiques, mais nous nous contentons ici d’explorer la parenté patrilinéaire). Cet isomorphisme implique des effets de boucle, dont la manifestation subjective est l’identité ontologique des hommes des générations successives dans le cas patrilinéaire, et des femmes dans le cas matrilinéaire. Cette identité phylétique a frappé tous les ethnologues africanistes (Girard : « …le clan qui se voulait unique en son esprit, se rassemblait autour de son totem animalier… » [1969 : 19]). Fortes : « La conscience de soi signifie tout d’abord, la conscience de soi comme une personne morale plutôt que comme un individu idiosyncratique » (1973 : 317). Bien entendu ces vastes identifications qui transcendent les différences visibles relèvent d’une catégorie plus vaste, celle qui regroupe par affinités ontologiques et que l’on a pris l’habitude de qualifier de « totémisme ».
Identité phylétique ne veut pas cependant dire indistinction. Tempels écrit : « Tout homme, tout individu constitue un chaînon dans la chaîne des forces vitales un chaînon vivant, actif et passif, rattaché par le haut à l’enchaînement de sa lignée ascendante et soutenant sous lui la lignée de sa descendance » (1949 : 73-4). Chaînons identiques et cependant distincts. Ce qui les distingue, c’est un destin propre tel qu’il peut se subsumer sous une figure particulière de la divination. Le kpoli, traduit spontanément en « horoscope » associe à chaque destin un des seize signes élémentaires du Fa. Un proverbe Fon affirme, « C’est au bout de l’ancienne corde que l’on tresse la nouvelle », mais on dit aussi des enfants nés le vendredi qu’ils viennent remplacer leurs parents. Ce sont des enfants à problèmes que l’on surveille d’un œil un peu inquiet du fait de leur empressement à s’insérer dans la tresse des générations. À la naissance on brûle au bras l’enfant né un vendredi (Ahosuzangbé, jour du roi) et l’on dépose sur la brûlure une poudre « scientifique ». Le placenta est enterré sur sa tranche, maintenu droit par des charbons ardents tout autour, et le cordon enroulé. Meyer Fortes dit des Tallensi :
« On dit des Destins d’un homme et de son fils premier-né – qui est bien sûr son héritier potentiel – qu’ils sont antagonistes. Alors que son fils progresse en âge sous la protection de son Destin, le père devient de plus en plus vulnérable et dépendant de plus en plus du soutien de son Destin à lui. Les règles d’évitement entre eux empêchent le choc mortifère de leurs Destins » (Fortes 1973 : 305).
Il faut concevoir l’être du lignage comme permanent sous ses avatars successifs. Une théorie de l’hérédité dépassée mais qui appartient à l’histoire de notre pensée parlait d’« atavisme ». Il faut penser aux ancêtres morts comme se « redistribuant » aux générations suivantes à partir d’un fonds commun immuable. Les Fon connaissent le djoto, l’ancêtre associé à l’enfant nouveau-né. On a parlé à tort de réincarnation. Burton déjà notait la confusion : « .. le disparu revient souvent sur terre sous la forme d’un enfant, il demeure cependant au pays des Morts – certains voyageurs ont confondu cela avec la métempsycose » (Burton 1966) : 303).
Maupoil notait aussi « Le nombre des âmes ne correspond pas à celui des personnes en vie ; l’âme d’un mort peut toucher plusieurs petits enfants (1943 : 386). Un informateur nous dit : « Le djoto, c’est le parrain pour un garçon, la marraine pour une fille ; seulement, ils sont décédés. Toutes leurs démarches sont semblables à celles de ces personnes disparues. La façon de se fâcher.., tout ; jusqu’à la mort ». Le djoto, c’est un patrimoine génétique et culturel qui aurait cette particularité de ne se transmettre, selon que la société est patrilinéaire ou matrilinéaire, que par les hommes ou que par les femmes. Commentant des faits semblables chez les Luba, Tempels remarquait, « ce n’est pas un homme déterminé du clan qui renaît, mais (…) c’est son individualité qui revient participer à la vie clanique par l’influence vitale dont ce défunt informe le nouveau-né, ou le fruit vivant à naître dans le clan » (1949 : 76).
Parenté, fission et expansion
Dans une des premières réflexions écologiques dignes de ce nom en anthropologie sociale, Sahlins avait analysé en 1961 la stratégie sous-jacente à l’organisation lignagière. Il parlait alors de nature « prédatrice » du lignage pour souligner son caractère nécessairement envahissant, son ambition à occuper seul l’environnement tout entier. Le mot « prédateur » était inapproprié, il aurait mieux valu parler de la nature « colonisatrice » du système lignagier, car il ne s’agit pas pour un lignage de se repaître d’autres moins chanceux, mais de les asphyxier démographiquement et de leur soustraire en conséquence l’accès aux moyens de production. Le moyen d’une telle stratégie, c’est la spéculation en matériel humain plutôt qu’un capital économique. Un lignage s’enrichit non pas en amassant des richesses, mais en amassant femmes, enfants et autres dépendants, moyens à terme d’un envahissement total du milieu.
Un tel système est bien sûr en perpétuel remaniement, certains lignages gonflent en progression géométrique tandis que ceux qui sont tombés sous la taille critique disparaissent purement et simplement. Les auteurs ont rarement compris la logique du système lignagier et ont interprété les signes de sa vitalité comme étant ceux avant-coureurs de sa disparition. C’est qu’un lignage qui réussit entre dans un processus rapide de désagrégation apparente : l’agriculture sur brûlis limite la taille maximale des groupes de résidence, et le lignage qui réussit se voit dès lors pris dans un processus de scissiparité récurrente, d’autant plus spectaculaire que sa stratégie démographique est payante.
Le processus de fission s’opère pour des raisons que l’on pourrait qualifier de purement physiques : l’exploitation maximale d’un certain environnement par rapport à une certaine technologie de production. Le groupe qui se sépare part coloniser, soit un environnement vierge, soit un environnement déjà occupé par un groupe faisant preuve de moins de vitalité et qui se trouvera bientôt éliminé ou absorbé. Ces effets purement physiques ont été souvent observés et fort bien décrits dans leur mécanisme. Mondjannagni note pour la région qui nous occupe, que l’on peut enregistrer une :
« .. histoire de multiples déplacements et migrations qui ont participé à la mise en place de la population, recherches et conquêtes de nouvelles terres après, par exemple, une rupture d’équilibre entre population et espace, après des catastrophes naturelles (famines, disettes, épidémies, en particulier la variole) souvent imputées à l’insatisfaction des divinités ou des ancêtres, querelles claniques, ethniques, lignagières ou familiales aboutissant en général à la segmentation de ces unités sociales primaires » (1977 : 135).
Voilà pour les effets de structure. Comme nous le notions toutefois plus haut quand nous évoquions l’émergence des effets de structure comme « sentiment » à la conscience des agents, les individus qui se trouvent « topologiquement » sur les bords qui apparaissent aux fractures ne manqueront pas de ressentir les tensions préalables et ultérieures comme autant de problèmes « personnels », et tâcheront de les résoudre à ce titre, les effets de structure étant effectivement hors de leur portée d’action. Mondjannagni note également que :
« Souvent c’est un individu, rendu indésirable dans son groupe, ou jaloux du succès populaire du chef de la communauté qui quitte le village pour aller chercher dans la brousse un endroit favorable aux cultures, à la tête d’autres membres. Une fois arrivé à l’endroit favorable, il noue un pacte avec la divinité terre et devient en conséquence le chef de terre. La communauté grandit, d’abord d’une manière autonome, ensuite s’élargit par l’intégration progressive d’étrangers et même d’esclaves » (1977 : 164).
C’est à M. Marwick que revient le mérite (1965) d’avoir attiré l’attention sur le rôle de la sorcellerie dans la justification des mouvements de fission dans la conscience des acteurs. Les tensions ne sont pas, bien entendu, reconnues pour ce qu’elles sont : des clivages de nature physique, mais attribuées à la malveillance. Comme il ne s’agit pas d’une malveillance localisable – et pour cause – la malveillance est ésotérique, attribuée à des individus agissant dans l’ombre, à la faveur d’une coalition secrète (le pacte du sang, en l’occurrence dont P. Hazoumé a détaillé le mécanisme ; 1937). Les tensions qui résultent en fractures sont donc conceptualisées comme affaires de sorcellerie par ceux qui subissent ces tensions dans leur corps propre pour s’être trouvés structurellement au lieu même de fragilité où apparaîtra la fracture. Le sentiment reflète donc la structure, tout comme dans le complexe d’Œdipe, la coïncidence est donc causale. Le fait que l’accusation de sorcellerie occasionne au sein de la communauté une dissociation catastrophique, facilite à son tour le processus de scission, de manière en quelque sorte catalytique. Ce mécanisme apparaît trop « gros » aux yeux de M. Augé qui y voit la trace de ce qu’il qualifie d’explication « hyperfonctionnaliste » :
« L’explication de type hyperfonctionnaliste (…) est liée à la seule considération de la sorcellerie comme pratique sociale ; les accusations de sorcellerie interviennent à temps, par exemple pour favoriser des segmentations ou des fissions de toute manière nécessaires. C’est la dynamique propre à la structure sociale qui est alors symbolisée par la sorcellerie (…) l’explication hyperfonctionnaliste (…) sacrifie (…) à un finalisme candide : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque les accusations de sorcellerie rendent possibles des évènements nécessaires (segmentation de lignages, création de villages) dont personne n’oserait dans des circonstances normales prendre la responsabilité » (1975 : 92).
Nous avons noté ailleurs l’inclination de l’explication fonctionnaliste à fonctionner comme « excuse » plutôt que comme « justification » (Jorion, à paraître), il s’agit toutefois ici de tout autre chose. Marwick ne prétend aucunement justifier moralement la sorcellerie, il n’avance pas non plus que la sorcellerie n’intervient qu’à l’occasion de tensions préludant à la scission de groupes. Constater que ces tensions émergent à la conscience de l’acteur sous le mode de l’explication par la sorcellerie, et que cette explication à son tour précipite la segmentation, n’implique aucunement un « finalisme candide », mais la simple constatation d’un mécanisme complexe où la méconnaissance rétroacte dans le monde physique en précipitant une fracture devenue inéluctable. Que tout soit ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, cela paraît vraisemblable, le monde humain ayant une nature éminemment leibnizienne – pour autant que l’on prenne la peine de comprendre Leibniz.
Identité et individuation
Nous avons maintenant atteint le niveau ou la structure nous apparaît comme sentiment. C’est ici que nous reprendrons la question de l’identité. Repensons à un lignage qui réussit, celui des rois d’Abomey par exemple qui eurent quelquefois deux mille épouses, le succès démographique engendre le succès démographique, les lignées clivent et le sens de l’identité se perd. Là où il n’y avait qu’une identité soudain deux se retrouvent, ceci n’est pas sans conséquence pour le sujet. Dieterlen a fait cette remarque :
« On suppose, peut-être gratuitement, qu’il faut des moments exceptionnels pour créer des conditions de formation d’individualités, par exemple comme celle des chefs (…). Il faudrait attendre un élargissement des perspectives tribales pour observer les premières manifestations de l’individualité : migrations qui mettent le groupe de migrants dans l’obligation de se concevoir autre que le noyau dont il se sépare ; formation des agglomérations ; apparition de classes qui constituent des fractions de plus en plus différenciées obéissant à des règles remaniées » (1977 : 11).
Cette remarque est au cœur même de ce dont nous parlons, mais il faut développer. Ortigues nous rappelle que « … la maladie est par elle-même individualisante » (1973 : 566), c’est de là que nous partirons.
Il faut imaginer un village africain, constitué d’une trentaine d’enclos parentaux en « paillasse », où ne mènent que des sentiers étroits, le plus souvent inondés. Un de ces villages où la présence de l’homme ou de la femme blanche provoque encore l’enthousiasme des enfants. Ces villages existent encore Au cours des années récentes [écrit en 1984], les prises à la pêche lagunaire ont baissé considérablement, certains disent parce que le poisson est rare, certains autres soulignent que ce n’est pas sans rapport avec le fait que le nombre de pêcheurs réguliers est passé de 12 à 120. Certains ont abandonné la pêche parce que le prix des barrages fixes utilisés comme pêcheries a considérablement augmenté, ils se sont tournés vers la petite agriculture. Mais les zones fertiles de la plaine d’inondation ont été envahies par les habitants des villages voisins, la place commence à manquer. Il n’y a dans ce village qu’une famille, tous descendants du fondateur du village qui vint s’installer là au début du XIXe siècle. Tous les hommes du village sont donc frères, entendez frères, demi-frères ou cousins parallèles. L’un d’eux est précisément en cet instant quelque peu à l’écart, victime d’une de ces combinaisons de dysenterie et de malaria, voire de fièvre jaune, qui valurent à l’Afrique Occidentale le titre peu envié de « The White Man’s grave », la tombe de l’homme blanc. Notre homme redécouvre une vérité universelle : que quelques spasmes violents des boyaux suffisent à vous faire haïr la race humaine tout entière.
Cet homme donc rumine de sombres pensées. « Mes frères », se dit-il, « sont au village, à somnoler à l’ombre d’un manguier, tandis que j’endure ici mon calvaire ». Il poursuit alors sa réflexion sur le mode spéculatif : « Puisque nous sommes frères, participant de la même essence, puisque nous sommes « les mêmes » comme nous nous plaisons à dire, ils devraient en toute bonne logique souffrir tout autant que moi, ou, du moins, se lamenter collectivement du sort qui m’afflige. Or, ils y sont manifestement indifférents. Ils y sont tous indifférents. Avec une unanimité d’ailleurs « bien suspecte ». Notre homme se prend à réfléchir : « Se pourrait-il qu’ils soient de connivence ? La chose s’est déjà vue. N’ont-ils pas exagéré l’importance de quelques incidents, comme ma brève aventure avec la quatrième femme de mon aîné ? N’auraient-ils pas décidé de m’empoisonner ? Voilà qui expliquerait de manière satisfaisante le triste état dans lequel je me trouve aujourd’hui ! ». Le raisonnement est le suivant : s’ils veulent ma mort collectivement, c’est qu’ils sont bien les mêmes, mais s’ils savent que ma mort ne les affectera pas c’est qu’ils savent bien que je suis moi différent. Masamba Ma Mpolo écrit « Ndoki (l’empoisonnement au sens africain) ne mange pas en-dehors du clan » (1976 : 36). C’est ainsi que l’accusation de sorcellerie s’insinue comme représentation d’une fissure dans l’identité collective. Notre homme est prêt à se reconnaître une individualité autonome. Le phénomène qui se prépare est celui d’une réduction du sujet de la classe d’équivalence proposée par la parenté classificatoire à l’individu.
Mais il ne s’agit encore que d’un soupçon, il lui faudra s’adresser au devin, au bokonon, qui fera décider au Fa (le vodoun de destin) s’il s’agit bien de l’envie de proches s’étant adressés à un empoisonneur (azondato), ou de la colère d’un ancêtre déifié (vodoun), ou bien encore d’une attaque menée par des sorciers « professionnels » (azéto). S’il s’agit bien de la malveillance de frères qui ont voulu tuer un frère, le scandale éclatera au grand jour. Les uns et les autres prendront parti, la tension culminera jusqu’à l’expulsion du corps étranger : un jour la victime auto-désignée s’exile, suivie d’un petit groupe de ses partisans, éléments plus ou moins insatisfaits du village. S’établissant ailleurs, ils se retrouvent une nouvelle identité à une échelle plus humaine, et symbolisée par le fondateur de la nouvelle communauté :
« Le phénomène de rupture (…).atteint son seuil lorsque, en accord avec les autorités lignagières responsables, les membres du nouveau groupe installent dans leurs nouveaux établissements des vodoun de leurs lignages. La première conséquence est que les nouveaux occupants peuvent organiser désormais d’une manière autonome les cérémonies périodiques destinées aux ancêtres et aux vodun lignagiers dans leurs nouvelles résidences ; cela veut dire aussi que les retours au village deviennent de plus en plus rares » (Mondjannagni 1977 : 141).
La constitution du sujet
Le ressort paranoïaque de cette nouvelle identité ne nous paraît pas différent de celui qui préside à la constitution de cette autre identité qu’est le Moi (c’est le sens du stade du Miroir). Ici, bien sûr, l’identité ne trouve son support dans un individu – unique – qu’à titre provisoire : tant qu’un groupe, ou plutôt un sous-groupe de frères, ne s’y est pas reconnu. L’individu qui est sacrifié à cette expérience douloureuse est celui qui, pour son malheur, s’est trouvé au point topologique précis où s’esquissait la fracture à venir. Dans nos sociétés à nous, et aussi loin que remonte la mémoire, cette individuation s’opère très tôt dans la vie et de manière irréversible : le drame qui n’est, dans les sociétés dont nous parlons, que l’expérience de quelques-uns est chez nous le lot commun. Dans ces sociétés plus avancées où le pouvoir se concentre sur une lignée héréditaire, c’est une famille singulière qui se spécialise dans l’individuation, au bénéfice de tous (Girard 1969, a bien mis en évidence le passage historique de l’individuation personnelle et provisoire à l’individuation familiale et héréditaire).
Ceci devrait nous interpeller quant à la constitution du sujet. Nous tenons pour acquise l’accession de l’enfant au symbolique quand intervient sous la forme d’un tiers la Loi formulée dans un langage. C’est sous-entendre que le langage pourrait exprimer autre chose que la Loi, c’est-à-dire que le lien du langage à la vérité est contingent. Il ne s’agit là de rien qui aille de soi. « Les dieux relèvent du réel » a signalé Lacan, le langage relève-t-il d’autres choses dans une culture où l’on compose une médecine en laissant infuser quelques extraits d’une sourate ? Si le langage appartient au réel, l’accession au symbolique demeure une autre paire de manches. Le langage ne constitue pas du symbolique par nécessité, pour qu’il devienne tel, il faut qu’il y ait rupture entre lui et les dieux (quand il ne reste qu’un Dieu, celui-ci peut devenir verbe, c’est-à-dire que par inversion, c’est lui qui partage la nature d’un langage laïcisé ; il est dorénavant effet de signifiant, et non moins puissant pour autant). Ce passage du langage réel au symbolique, il est, dans nos cultures, daté (cf. Detienne 1967, chapitre V, « Le procès de laïcisation »). Kojève note :
« À notre connaissance, tout ceci se passa pour la première fois en Grèce, disons au temps de Thalès, pour fixer les idées. C’est là, à cette époque, que le caractère en fait arbitraire de la liaison entre le Sens et le Morphème se révéla discursivement sous la forme « épistémologique » de l’affirmation selon laquelle un seul et même morphème donné, pouvait avoir, selon le cas un sens « vrai » ou faux » (1968 : 190).
Pour que le sujet puisse coïncider avec l’individu humain, il faut qu’il soit parlé, traversé par les effets de signifiant, il faut que sa maîtrise postulée sur le langage soit toujours prise en défaut. Or, il n’y a pas de maîtrise imaginable tant que le langage demeure de mèche avec le sacré, c’est-à-dire tant que, comme ici, le langage relève du réel.
Juin 1984
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