Le pénétrable et l’impénétrable

La distinction entre les choses « pénétrables » et « impénétrables » était centrale à la pensée chinoise archaïque. [René Thom, l’inventeur de la « théorie des catastrophes » a proposé une « sémiophysique » où les concepts de « prégnance » et de « saillance » sont centraux ; ils correspondent grosso modo à « pénétrable » et « impénétrable » : « Il est donc possible de considérer une prégnance comme un type de fluide invasif qui se propage dans le champ des formes saillantes perçues, la forme saillante jouant le rôle d’une « fissure » dans la réalité à travers laquelle percole le fluide invasif de la prégnance. Cette propagation s’effectue selon deux modes : « propagation par contiguïté », « propagation par similitude », c’est ainsi que Sir James Frazer, dans Le Rameau d’or, classait les actions magiques de l’homme primitif. […] la contiguïté et la similitude enrôlent la topologie et la géométrie respectives de notre espace « macroscopique » ; vu de cette façon, il y a dans le conditionnement pavlovien une base géométrique sous-jacente » (Thom 1988 : 21)].

Il y aurait des façons légitimes de combiner le pénétrable et l’impénétrable, comme « pierre » et « dur », mais aussi l’impénétrable avec l’impénétrable, et ce – contrairement à ce qui se passe dans la pensée occidentale – serait la façon dont des types plus larges, des concepts de plus haut niveau, sont créés : on peut additionner deux noms impénétrables pour en faire une catégorie d’ordre supérieur. Par exemple, « bœuf-cheval » permet de composer le concept d’ »animaux de trait », « eau-montagne », celui de « nature ».  Un paradoxe classique de la logique chinoise archaïque, l’affirmation de Gongsun Long (320–250 av. J-C) selon laquelle « un cheval blanc n’est pas un cheval » découle de la suggestion que des concepts de niveau supérieur pourraient dériver de manière similaire de la combinaison du pénétrable et de l’impénétrable (Hansen 1984 ; Graham 1989). [Sera développé ailleurs].

Les catégories d’Aristote ce sont les « perspectives » au sein desquelles se situent par nécessité les concepts (à savoir donc, les noms et les verbes) et ces perspectives sont au nombre de dix : la substance, la quantité, la qualité, la relation, la possession, le temps, le lieu, la situation, l’action et la passion. Ce sont là pour lui, « les genres élémentaires de l’être », au sens où tout être se situe automatiquement dans certaines au moins de ces dix perspectives et que dire quelque chose d’un être, c’est automatiquement dire quelque chose de lui par rapport à sa substance, sa quantité, sa qualité, son temps, son lieu, etc. Pour Aristote, ces dix catégories sont un donné de type empirique : c’est bien parce que le monde est d’une certaine manière qu’un être se situe automatiquement par rapport à elles.

La catégorie de substance est impénétrable, elle agit comme un substrat sur lequel toutes les autres catégories peuvent s’appliquer comme autant de revêtements de « temps », de « lieu », de « nombre », de « qualité », etc. sans qu’aucune d’entre elles ne fasse obstacle à aucune des autres. [Le fait que la « substance » soit une catégorie différente des neuf autres avait été remarqué par Sir David Ross (Ross 1923 : 165-66)]. La catégorie première de la substance est le substrat présupposé par toutes les autres (Ross 1923 : 23). Ces neuf catégories sont pénétrables et, en ce qui les concerne, il n’y a aucun obstacle à les empiler les unes sur les autres. Lorsque je dis que « les violettes sont bleues », rien ne m’empêche en effet de dire en même temps que « les violettes sont bleues et parfumées et jolies ». S’il est vrai que je ne peux pas mettre les impénétrables violette et tulipe au même endroit et au même moment, je peux le faire sans difficulté avec des pénétrables tels que « bleu », « joli » ou « parfumé », tant que la violette reste le substrat, la substance première qui leur permet de le faire.

Références :

Graham, A. G. Disputers of the Tao : Philosophical Arguments in Ancient China. La Salle, Ill. : Open Court 1989

Hansen, Chad, Language and Logic in Ancient China, Ann Arbor : The University of Michigan Press 1983

Ross, W. D., Aristotle, London : Methuen 1923

Thom, R., Esquisse d’une Sémiophysique. Physique aristotélicienne et Théorie des Catastrophes, Paris : InterÉditions 1988

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2 réponses à “Le pénétrable et l’impénétrable

  1. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    Aristote faisait de la linguistique vectorielle sans le savoir !

  2. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    Y a-t-il déjà une date prévue pour une conversation entre Ruiz, Anella et ChatGPT?

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